Quand les chevaliers s'embrassaient sur la bouche par Claude Gauvard
Le baiser aussi a une histoire. Au Moyen Age, le baiser sur la bouche n'était pas réservé aux relations érotiques entre hommes et femmes. Il venait sceller le serment d'allégeance prêté par le vassal à son seigneur. Et apparaissait comme une manifestation parmi d'autres de l'amitié entre chevaliers (*)
La période qui s'étend du XIe au XIIIe siècle est marquée du sceau du baiser. Pas seulement l'effleurement d'un baiser anodin, mais le baiser sur la bouche, celui qui permet l'échange de la salive et qui se situe au sommet d'une hiérarchie stricte qui va des pieds aux mains, puis aux joues, avant d'atteindre la bouche. Pas seulement non plus le baiser qui unit l'homme à la femme, mais le baiser qui lie des hommes de condition égale. Ce baiser-là fait étroitement partie de rituels qui viennent d'être mis en valeur de façon convaincante.
Bien entendu, le Moyen Age était loin d'ignorer le baiser amoureux entre amants des deux sexes, qui sert de prélude pour «s'accoler». Le roi Marc, jaloux, guette ce signe afin de prendre Tristan et Yseut en flagrant délit d'adultère, et l'histoire se termine, tragiquement, par le plus beau baiser de la littérature médiévale, celui qui unit Yseut à son amant mort, «corps à corps, bouche à bouche», jusqu'à ce que, à son tour, elle rende l'âme.
Au sein des familles, le baiser unit aussi les parents aux enfants, dans une affectivité qui s'épanouit dès cette époque. Mais, du XIe au XIIIe siècle, quand s'affirme clairement la pratique sociale du baiser, les textes décrivent plutôt celui-ci comme un acte public, unissant deux hommes. Sa fréquence est telle alors que l'on est amené à s'interroger sur sa fonction.
Les hommes du Moyen Age ne cachent pas l'attention qu'ils accordent à leur corps, notamment à leur bouche, qu'ils considèrent comme le mode d'expression visuelle de leurs sentiments. Elle est conçue et représentée comme le passage obligé de leur âme, à leur naissance et à leur mort. Elle est aussi avec la gorge tenue pour responsable du mensonge (1). A l'inverse, la bouche est le moyen d'exprimer une allégresse sans retenue à la vue de celui qu'on aime. La Chanson d'Ami et d'Amile, si célèbre alors, raconte l'amitié exemplaire de deux jeunes nobles qui, quand ils se rencontrent, «se jettent dans les bras l'un de l'autre, se baisent avec une telle fougue, se serrent avec une telle tendresse qu'ils sont bien près de s'étouffer l'un l'autre» ; après avoir vidé leurs étriers, ils finissent par tomber dans le pré... Ils se couvrent le visage de baisers, du nez au menton – manifestation publique d'un très fort érotisme. Ce sont donc bien les formes de l'amour que prend l'amitié entre ces hommes. Est-ce pour autant de l'homosexualité ? Le débat reste ouvert, mais dans des termes souvent mal posés, parce qu'anachroniques.
Le baiser de paix
Un changement s'opérera au cours du XIIIe siècle, lorsque le mariage commencera à imposer des normes de vie fondées sur la stricte fidélité du couple. Mais aux XIe et XIIe siècles, même le droit canonique prononce rarement des condamnations pour homosexualité. Aucune contrainte ne vient ternir les relations unissant les individus de sexe masculin, surtout parmi les membres de l'aristocratie. Les textes racontent ces embrassades avec un naturel parfait. Seule ombre au tableau : qu'il est difficile de s'embrasser avec des heaumes, dont les chevaliers ont tant de peine à se débarrasser !
Ces marques d'amour sont considérées comme normales, voire bénéfiques. Car la société chevaleresque fonde en grande partie ses valeurs sur l'amitié masculine, qui emprunte beaucoup au visage de l'amour. L'univers des châteaux est d'abord masculin (2). On peut y voir les chevaliers et les vassaux, assemblés autour de la chambre du maître, le châtelain, et de sa femme, la domna, la femme inaccessible des poésies courtoises. Mais entre les hommes, des sentiments profonds se tissent, qu'il s'agisse d'individus de la même classe d'âge ou de jeunes initiés par un «parrain». Leurs liens vont du simple compagnonnage à l'amitié, souvent, on l'a vu, confondue avec l'amour. Des gestes sans équivoque soudent cette amitié : on boit dans la même coupe et on partage la même couche, jusqu'à la mort puisque le vœu le plus cher des amis est d'être enterrés côte à côte pour se lever ensemble du tombeau au jour du Jugement dernier.
Le baiser est donc fondateur : il crée des liens sociaux et en assure le renouvellement. Pour un historien du Moyen Age, il est par conséquent essentiel de comprendre la dimension affective du baiser viril ; on peut lire alors «autrement» non seulement les textes romanesques, mais aussi ceux qui, tels les coutumiers, étaient jusqu'alors présentés comme normatifs. Jacques Le Goff l'a déjà démontré en étudiant le rituel féodo-vassalique (3) : les rituels d'investiture comportent généralement un baiser sur la bouche. Quand il entre dans les gestes constitutifs de l'hommage qui unit le seigneur à son vassal, ce baiser contribue à rétablir l'égalité entre les deux hommes et, surtout, à approfondir leur réciproque fidélité. Enfin, le baiser est fondateur de paix. Il suffit pour s'en convaincre de considérer les relations diplomatiques dont le rituel est très codé : incliner la tête, fléchir le genou, ôter son couvre-chef, se tenir par la main et embrasser, autant de gestes impliquant une hiérarchie de sens (4).
Dès saint Ambroise (IVe siècle), le christianisme s'était appliqué à définir le «sacrement de baiser» mis au service de la paix et, pendant une grande partie du Moyen Age, le baiser de paix, sur la bouche, que se donnent les fidèles, est largement répandu pendant la messe, remplaçant ainsi la communion. Il accompagne le pardon dans les cérémonies organisées tant par des clercs que par des laïcs. Par exemple, jusqu'à la fin du Moyen Age, un juge indélicat peut être condamné par les tribunaux laïcs à dépendre celui qu'il a injustement condamné à mort et à embrasser sur la bouche le cadavre, ou un mannequin le représentant, avant de procéder à une messe de funérailles et à son enterrement en terre chrétienne. Cette cérémonie fait partie de l'amende honorable ; elle doit être gravée sous la forme d'un tableau commémoratif, placé en un lieu public (5).
Car la salive, comme le vin, est liée à la quête d'un état de paix que la seule décision judiciaire est incapable d'assurer. Ces euphorisants ont comme vertu d'abolir les rancunes, dans un vacillement volontairement souhaité et artificiellement suscité pour faire naître un amour sans retenue. Celui-ci dépasse la simple reconnaissance des mérites ou l'assouvissement du désir. Il s'épanouit en un don total et gratuit, sous la forme chère aux philosophes chrétiens pour désigner l'amour du fidèle avec Dieu : l'agapè (6).
Au total, l'efficacité symbolique du baiser est le fait d'une société bien structurée, sur la base de l'amitié-amour, et traditionnelle, fondée sur des pôles nettement antithétiques : amis et ennemis, hommes et femmes, inférieurs et supérieurs. Il est probable que la fin du Moyen Age a connu un certain recul de cette pratique, au moment où la notion de pudeur change, où l'amour se normalise sur un modèle unique homme-femme, et où les règles politiques et judiciaires s'institutionnalisent.
NOTES :
(*) Yannick Carré, Le Baiser sur la bouche au Moyen Age. Rites, symboles, mentalités, XIe-XVe siècle, Paris, Le Léopard d'or, 1992.
1. Dire à quelqu'un « Tu as menti par ta sanglante gorge » reste, jusqu'à la fin du Moyen Age, un défi qui appelle la vengeance dans toutes les couches sociales. Cf. Carla Casagrande, Silvana Vecchio, les péchés de la langue. Discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale, Paris, Le Cerf, 1991.
2. Cf. Georges Duby, Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde, Paris, Fayard, 1984.
3. Cf. Jacques Le Goff, « Le rituel symbolique de la vassalité », Pour un autre Moyen-Age, Paris, Gallimard, 1977, p. 349.
4. Le repas aussi scelle la paix dans tous les milieux sociaux jusqu'à la fin du Moyen Age. Celui qui a été vu en train de partager le vin et le pain avec un ancien ennemi est réputé pour être devenu son ami et toute vengeance devient alors injustifiée. Cf. Claude Gauvard, « Cuisine et paix en France à la fin du Moyen-Age », La Sociabilité à table. Commensalité et convivialité à travers les âges, Publications de l'université de Rouen, 1993, p. 325.
5. Cf. Claude Gauvard, « Pendre et dépendre à la fin du Moyen Age ; les exigences d'un rituel judiciaire », Histoire de la justice, tome IV, 1991, p. 5. 6. Sur les différents niveaux de l'amour, cf. les remarques de Luc Boltanski, L'Amour et la justice comme compétence, Paris, Métaillé, 1990, p. 135.
IMAGES :
Au Moyen Age, le baiser sur la bouche était largement répandu parmi les hommes :
1. Le baiser sur la bouche comme signe d'amitié : Les chevaliers Lancelot et Galaad
2. Le baiser sur la bouche comme signe d'allégeance : Hommage d'Edouard Ier, roi d'Angleterre, à Philippe IV le Bel, roi de France, en 1286
■ in L'Histoire n°172, Claude Gauvard, décembre 1993, pp.76-77