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La Prairie des gazelles : éloge des beaux adolescents de Mouhammad al Nawadji [Poésie]

Publié le par Jean-Yves Alt

Les amateurs de littérature arabe vont se régaler avec cet ensemble de poésies composées ou recueillies par Mouhammad al Nawadji, Cairote de la première moitié du XVe siècle, entièrement consacré à l'éloge des beaux adolescents.

Avant de traduire La prairie des gazelles, René R. Khawam s'est toujours plu à être fidèle au texte et à ne pas éliminer ceux concernant les amours anticonformistes. En 1971, il présente la traduction des Délices des cœurs d'Ahmad Al-Tifâchi (1184-1253) aux éditions Jérôme-Martineau.

Les poésies arabes servent souvent d'écrin aux mots d'esprit. Le mot lui-même semble avoir une vertu magique. Ses fonctions sont multiples :

■ Les mots peuvent convaincre, ils peuvent aussi désarmer la vindicte d'un puissant, et par lui l'application même de la loi : Al Dalal comparaît devant l'émir de Médine pour acte de débauche avec un adolescent. Il doit subir les coups de bâtons prévus par loi. Les jeux de mots commencent :

« Quelle importance ont ces coups comparés à ceux que je reçois chaque jour !

- Qui donc te frappe ?

- Les instruments des musulmans.

- Etendez-le par terre et asseyez-vous sur son dos [aux bourreaux]

- Je vois que l'émir désire observer de quelle manière je me fais conjoindre.

- Relevez-le ! Que Dieu le maudisse ! Et faites-lui faire une promenade d'infamie à travers la ville en compagnie de cet adolescent. »

Sur leur passage, quelqu'un leur demande ce qui leur arrive.

« L'émir s'est transformé en agent de débauche en me laissant en bonne compagnie. »

Propos rapportés au Gouverneur :

« Rendez-lui sa liberté ! Que le Dieu Très Haut maudisse. »

■ Les poésies servent aussi aux justifications, soit pour défendre le choix des garçons face aux femmes, soit celui des adultes (face aux éphébophiles), soit aussi celui d'un certain type de garçon. Toutes invoquent de multiples métaphores souvent réitérées :

« Mais pourquoi voyager sur la mer / Quand on peut suivre si commodément / Les chemins de la terre ferme / Qu'irais-je m'occuper de poissons / Alors qu'attendent tant de gazelles en liberté. »

■ Elles sont rarement aussi directes que celle-ci :

« Il ne craint pas / D'avoir ses règles / Ne se plaint d'aucune grossesse / Et n'apparaît pas voilé / A ses regards. »

■ Le trait d'esprit, c'est aussi le jeu de mots. Ils pullulent dans La prairie des gazelles. Ce sont des «gazelles mâles» bien entendu ! Et le premier mot, c'est le nom de l'aimé sur lequel se cristallisent toutes les beautés du monde. L'invocation prend la forme de charade ; celle-ci fait aussi appel à la décomposition du nom en syllabes qui prennent alors un sens propre :

« La première partie de son nom se confond avec le cri de la brebis ; la fin évoque le contraire de l'humain. » (Mâ et djinn, divinité infernale qui a donné en français génie.)

■ La décomposition peut s'opérer en lettres :

« Le nom de celui qui m'a rendu orphelin commence par un regard. Si je n'arrive pas à capter ce début, est-ce à moi que reviendra sa fin ? (Ali commence par la lettre ayn qui signifie aussi oeil. Le reste du nom – li – signifie à moi.) »

■ Les formes même des lettres qu'inspire l'aimé peuvent refléter les formes de son corps :

« Le I vertical de sa stature, le U de sa tempe ensuite, et le O incurvé de son duvet pour me mettre à l'épreuve, ont fini par épeler mon oui. »

■ Le jeu de mots peut porter aussi sur la fonction de l'aimé, son métier. C'est le cas de tout le troisième chapitre de La prairie des gazelles. Au premier vers, donc, non plus le nom mais le métier ; et au dernier, un mot à double sens, l'un se rapportant à l'activité du garçon, l'autre au souhait du prétendant. Ainsi, à propos d'un grammairien :

« Duvet dépourvu de tout sens... à moins qu'en bonne grammaire il n'annonce à sa façon quelque tendre conjonction... »

■ Pour un sellier :

« Oui, il m'a soumis à sa loi, ce jeune sellier de la splendeur ! Quel plaisir j'aurais alors à seller ce poulain ! »

■ Il n'est pas un défaut physique qui ne soit transformé en objet érotique : les boutons blancs autour de la bouche deviennent « une parure supplémentaire... de perles ». Une cicatrice est faite pour s'y désaltérer. Le fou même, celui qu'on dit avoir été atteint par le regard des djinns, est « profondément humain et fraternel ». Et si le garçon louche, c'est que tout « simplement, sa beauté le rend si fier qu'il ne cesse de s'admirer les flancs ».

La prairie des gazelles est un recueil uniquement constitué de poésies. C'est ce qui donne son caractère de joyau.

Toutes ces poésies sont courtes (un ou deux, rarement trois, quatrains ou tercets).

Elles sont toutes destinées à faire chatoyer le désir de l'amant et leur seul destinataire est l'aimé.

Elles ont tout l'intérêt des billets doux, avec leur cortège de plaintes, de chuchotements érotiques, de consolations et parfois de ruses dont est coupable le cœur (on disait aussi le foie) lorsqu'il est épris. Ces poésies accompagnaient la plupart du temps un présent.

Cette situation n'est pas sans rappeler celle de la Grèce. Néanmoins, une différence essentielle entre les deux civilisations : l'aimé en Grèce ne pouvait être qu'un imberbe. Alors que les poètes du Moyen-Orient et du Maghreb des XIIIe et XIVe siècles admiraient le duvet :

« Ce qui sera pour toi fleurs printanières aussi bien que roses, c'est la végétation qu'on voit poindre sur ses joues et la lisière qui les borde. J'ai lu l'inscription brodée sur le duvet de son visage ; elle nous avise que la beauté ne provient que de chez lui. »

« J'ai souhaité qu'il lui vînt du poil sur les joues, dès qu'il se fut paré d'assurance et de fierté. »

■ La Prairie des gazelles : éloge des beaux adolescents de Mouhammad al Nawadji, éditions Phébus, 1991, ISBN : 2859401180

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