Quand l'Arétin s'adressait à Titien
En 1527, échappant au sac de Rome par les troupes de Charles Quint, l'Arétin se réfugie à Venise, déjà renommée pour ses fêtes. Au carrefour de la politique et des arts, il y mènera une vie fastueuse. A côté de ses comédies et de ses pamphlets, sa très volumineuse correspondance est considérée comme une pièce maîtresse de cette époque.
Ci-dessous, l'une de ses lettres (1) au peintre Titien :
« A Titien,
« Ayant, Seigneur compère, dîné seul contre mon habitude, ou pour mieux dire, en compagnie des désagréments de cette fièvre quarte qui ne me laisse plus goûter la saveur d'aucun plat, je me levai de table, rassasié du même désespoir avec lequel je m'étais assis. Et ainsi, le bras appuyé au rebord de ma fenêtre, la poitrine abandonnée dessus, comme presque tout le reste de mon corps, je me mis à regarder l'admirable spectacle que faisaient les innombrables barques qui, remplies autant d'étrangers que de Vénitiens, faisaient la joie non seulement de ceux qui regardaient mais, du Grand Canal lui-même, la joie de quiconque le sillonne. Dès qu'eut été terminé le divertissement donné par deux gondoles qui, conduites par deux fameux gondoliers, s'étaient mises à faire la course, je pris un grand plaisir à observer les gens qui, pour voir le spectacle, s'étaient amassés sur le pont du Rialto, sur le quai des Camerlingues, à la Pescaria, au traghetto de Sainte-Sophie et dans la Casa da Mosto. Et puis, quand la foule s'en fut allée, après de joyeux applaudissements, par petits groupes, chacun de son côté, moi, comme un homme fâché contre lui-même et qui ne sait que faire de son esprit et de ses pensées, je tournai mon regard vers le ciel qui, depuis que Dieu l'a créé, n'avait jamais été si beau, grâce aux délicieuses peintures qu'y faisaient l'ombre et la lumière. L'air était, en effet, tel que voudraient le peindre ceux qui vous envient parce qu'ils ne peuvent pas être vous ; admirez-le dans la description que je vous en donne d'abord les bâtiments, bien que construits en vraies pierres, paraissaient artificiels ; considérez ensuite l'air que je voyais être, à certains endroits, pur et vif et à d'autres, trouble et blafard. Remarquez encore les merveilles que me donnèrent les nuages lourds de la condensation de l'humidité, lesquels étaient proches des toits des édifices, à moitié au premier plan, à moitié à l'avant-dernier, car la droite était remplie d'une vapeur tirant sur le gris-noir. J'étais étonné par les couleurs variées que ces nuages faisaient apparaître. Les plus proches flambaient comme les flammes du feu solaire et les plus éloignés rougissaient d'une ardeur de minium, mais moins violente. Avec quels beaux traits les pinceaux de la nature peignaient l'air là-haut, le détachant des palais comme fait le Vecellio des pays qu'il représente ! De certains côtés apparaissait un vert-bleu, d'autres un bleu-vert, vraiment inventés par les caprices de la nature, maîtresse des maîtres. Avec les clairs et les obscurs, elle donnait si bien perspective et relief à ce à quoi elle voulait donner perspective ou relief, que moi, qui sais comment votre pinceau est le génie des génies, trois ou quatre fois, je m'écriai : « Ô Titien, où êtes-vous donc ? » Ma foi, si vous aviez peint ce que je vous raconte, vous frapperiez les hommes de la même stupeur que celle dont je fus confondu, quand, contemplant ce que je viens de vous décrire, je m'en rassasiai l'esprit, plus longtemps même que n'avait duré ce merveilleux spectacle.
Venise, mai 1544 »
Tiziano Vecellio dit Le Titien – Portrait de l'Aretin – 1545
Huile sur toile, 96,7cm x 77,cm, Florence, Galleria Palatina di Palazzo Pitti
(1) Lettres de l'Arétin, choisies et traduites par Jean-François Peyret et Valentine La Rocca, Editions Actes Sud, 1992, ISBN : 2868690548, 27e lettre