L'Allemagne et la Caricature Européenne en 1907 : Derrière "Lui" de John Grand-Carteret
L'affaire Eulenbourg est le plus grand scandale jamais connu qui mêla intimement homosexualité et politique. Guillaume II, empereur de l'époque, fut fortement compromis par les révélations de la presse sur les goûts sexuels des hommes de son entourage. Cette affaire qui éclaire les liens occultes entre les fantasmes individuels et le fanatisme collectif, explique également pourquoi ressurgissent régulièrement des rumeurs diffamatoires sur l'homosexualité des gens célèbres.
Le prince Philipp zu Eulenburg-Hertefeld était marié. Très proche de Guillaume II, il fut accusé d'homosexualité par le journaliste Harden qui le suspectait d'exercer une influence néfaste sur l'Empereur. Notamment dans sa politique extérieure qui mettait à mal le nationalisme exacerbé des Allemands. D'autres personnages très importants furent mêlés à ces révélations qui exploitaient la vie secrète des grands : le général Comte Kuno von Moltke, commandant militaire de Berlin (dont le sobriquet Tütü montrait combien homosexualité et féminisation étaient mêlées) et d'autres militaires qui furent inculpés pour attentat à la pudeur.
Les procès furent longs, scabreux, annulés, ajournés puis repris. Des hommes du peuple qui avaient eu des relations avec ces célébrités, vinrent témoigner à la barre. Une autre affaire mit aux prises le prince von Bülow, alors chancelier et Adolf Brand, journaliste qui avait fondé en 1896 "Der Eigene", le premier périodique homosexuel au monde. Brand avait aussi créé en 1902 la Société des hommes souverains qui, comme le groupe de Hirschfeld, visait à l'abrogation de l'article 175 du code pénal qui condamnait les relations homosexuelles. Mais si Hirschfeld était social-démocrate et défenseur d'une homosexualité masculine et féminine adulte, Brand, antisémite et antiféministe, soutenait la pédophilie. Tout cela est fort complexe et dénonce des antagonistes au sein même des homosexuels. Brand diffusa un tract dans lequel il affirmait que Bülow était homosexuel et qu'il avait l'obligation morale d'user de son influence pour proposer l'abrogation du fameux paragraphe 175... Une forme de outing en quelque sorte. On est en 1907.
Ce livre édité par les Cahiers Gay-Kitsch-Camp propose sous forme de documents iconographiques et écrits une étude approfondie de cette période exceptionnelle où l'homosexualité est sortie violemment de l'ombre pour venir éclabousser la caste aristocratique au pouvoir, mais aussi pour rendre évidents des mœurs et des comportements qui, vécus au grand jour et courageusement affirmés, auraient peut-être tué dans l'œuf toutes les tentatives de diffamation.
Ce qu'il est intéressant de noter, c'est que les témoins et les accusateurs (Hirschfeld, Brand et même Harden) étaient favorables à une homosexualité vécue librement. De puissants enjeux politiques utilisèrent le scandale à d'autres fins que la visibilité homosexuelle. Aux yeux du peuple (et surtout de la petite bourgeoisie), c'était une manière de saper le pouvoir impérial et même d'infléchir sa diplomatie internationale. Des histoires terrifiantes circulaient sur ces réunions d'hommes où l'on se travestissait et se vouait aux pires orgies sexuelles.
C'est surtout l'armée qui fut fustigée. D'après les journaux, tous les militaires étaient embrigadés dans une nouvelle Sodome. L'uniforme lui-même était dénoncé comme mettant en valeur d'une manière obscène le cul des cuirassiers (voir illustration ci-dessous). A croire les journaux de l'époque, l'Allemagne était tout entière vouée aux mœurs pédérastiques, la femme étant quantité négligeable.
Mais en même temps qu'on soulignait l'arrogance d'un univers viril, les officiers, les diplomates, les grands responsables étaient caricaturés sous les traits d'une efféminisation outrancière. On est au cœur de l'éternel sexisme : si un homme politique est homosexuel, on le suspecte d'être incapable d'avoir des responsabilités. Virilité et pouvoir sont confondus.
Délicat problème qui explique l'antagonisme entre Brand et Hirschfeld : une double conception de l'homosexualité qui peut conduire à des attitudes politiques opposées.
□ Le livre présenté par Patrick Cardon ressuscite un texte de John Grand-Carteret (1850-1927), auteur français qui publia en 1907 : Derrière "lui" (L'homosexualité en Allemagne) où il regroupe en les analysant des caricatures et des documents qui s'étalaient dans les journaux à propos des différents procès de l'affaire Eulenbourg. C'est l'homosexualité liée à la dépravation et à la décadence telle que l'homme ordinaire veut la percevoir. Les lecteurs de journaux se passionnèrent et les tirages montèrent vertigineusement.
□ En deuxième partie, on peut lire la traduction par Patrick Cardon d'un essai : Iconographie d’un scandale : Les caricatures politiques et l’affaire Eulenbourg. C'est une étude capitale de James D. Steakley, professeur à l'université du Wisconsin aux Etats-Unis, qui éclaire une série de scandales et de procès dont les répercussions furent à double tranchant. Cette suspicion vis-à-vis du pouvoir accentua sans doute le désir de guerre, mais la mise au grand jour de l'homosexualité accéléra, plus tard, la prise de conscience des homosexuels quant aux risques terrifiants que les lois faisaient peser sur leur destin.
Au-delà de son intérêt historique, ce livre nous incite à une réflexion toujours d'actualité.
■ L'Allemagne et la Caricature Européenne en 1907 : Derrière "Lui" de John Grand-Carteret, Suivi de Iconographie d’un scandale de James D. Steakley, Présentation de Patrick Cardon, Editions Gai Kitsch Camp, 1992, ISBN : 2908050153