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Le Tondo Doni de Michel Ange Buonarroti

Publié le par Jean-Yves Alt

Peint après la réalisation du David (1504) et avant le retour de l'artiste à Rome (1506), ce chef-d’œuvre inaugure le génie pictural de Buonarroti bien avant les fresques de la chapelle Sixtine.

La seule incertitude concerne le sujet de la peinture. Car si d'aucuns y ont vu la Sainte Famille (Marie, Jésus et Joseph), plusieurs éléments iconographiques de poids infirment cette approche, et notamment les cinq jeunes personnages nus de l'arrière-plan.

Giorgio Vasari, critique d'art du XVIe siècle, décrit ce tableau comme l'image de « Notre-Dame, agenouillée, les jambes repliées sous elle, portant et présentant l'enfant Jésus à Joseph qui le reçoit. » Il est particulièrement frappé par le personnage central de Marie et par le mouvement de son corps qui domine tout l'avant-plan, il n'hésite pas à préciser l'état d'esprit de celle-ci quand il dit que « Michel-Ange nous fait connaître... sa joie immense » : un état que Vasari interprète dans « le mouvement de tête de la mère vers le Christ et la fixité de son regard sur l'incomparable beauté de son Fils ». Selon lui, « la joie » de Marie vient de « l'émotion que lui procure le fait de le montrer au "très vieux saint" qui, dans le même élan d'amour, de tendresse et de respect, le prend ».

Vasari ne fait aucune mention de Jean-Baptiste enfant peint un peu en recul, et voit dans les nus à l'arrière-plan une preuve de la connaissance anatomique du jeune Buonarroti : « pour démontrer la grandeur de son art, il peignit à l'arrière-plan de cette œuvre de nombreux nus, se tenant contre le mur, debout ou assis ». La description de Vasari suit la symbolique conventionnelle de la plupart des tableaux religieux de la fin du Quattrocento.

Tondo Doni de Michel Ange Buonarroti

Peinture sur bois, vers 1504-1506

Florence, Galerie des Offices

Peint après la réalisation du David (1504) et avant le retour de l'artiste à Rome (1506), ce chef-d’œuvre inaugure le génie pictural de Buonarroti bien avant les fresques de la chapelle Sixtine.

La seule incertitude concerne le sujet de la peinture. Car si d'aucuns y ont vu la Sainte Famille (Marie, Jésus et Joseph), plusieurs éléments iconographiques de poids infirment cette approche, et notamment les cinq jeunes personnages nus de l'arrière-plan.

Le commentaire de Vasari est inadéquat car Michel-Ange donne de Marie une image qui restera unique dans toute l'histoire de l'art chrétien.

L'image de Notre-Dame, du Tondo Doni n'a rien à voir avec la typologie mariale du Quattrocento qui la voulait lyrique, vaguement mélancolique, d'une douceur conventionnelle.

Premier problème d'interprétation : pourquoi, le peintre a-t-il abandonné la piété ancestrale au profit de cette image presque athlétique de Marie aux bras nus et musclés ? L'attraction bien connue de Michel-Ange pour la sculpture gréco-romaine ne suffit pas à expliquer une innovation d'une telle portée.

Second problème d'interprétation : la nouvelle conception que Michel-Ange propose du personnage de «Joseph» est en rupture totale avec la tradition. Dans l'art du Moyen Age et du début du XVe siècle, le protecteur de Marie et de Jésus était normalement en marge de la scène, souvent endormi et, en tout cas, nettement séparé physiquement de Marie. Là, Michel-Ange souligne non seulement la virilité du vieil homme mais le peint dans une pose d'une effrayante familiarité, où Joseph entoure de ses jambes le corps de la Vierge : interprétation sans précédent, qui sera jugée choquante.

Troisième problème d'interprétation : il concerne les personnages secondaires, à peine ébauchés et situés des deux côtés du groupe central, au-delà d'une bande grise dont la fonction est de partager en deux et de manière horizontale la composition, comme un muret qui sépare l'avant-plan d'un espace en contrebas à l'arrière-plan. Michel-Ange a représenté cinq jeunes hommes, nus et parfaitement musclés, l'un contre l'autre, s'embrassant ou s'échangeant des regards très révélateurs.

Parmi les clés de lecture possibles, citons celle imaginée par Marsile Ficin, le plus grand humaniste du cercle néoplatonicien qui s'était créé au palais des Médicis à partir de 1460, et penseur encore très actif en 1490-1492 lorsque Michel-Ange séjourna au palais. Dans son Commentaire sur le Discours de Platon, Ficin développe les idées de Socrate qui, dans la version originale, répond à la question suivante :

« Quel amour plus vrai, que celui de l'homme pour une femme ou pour un jeune homme ? »

Socrate choisit l'amour homosexuel parce que, dit-il, ce rapport sensuel est celui qui est le plus susceptible de se transformer en une amitié spirituelle. Là où l'amour hétérosexuel n'engendre qu'une descendance mortelle charnelle, l'homosexualité « platonique », affirme Socrate, lorsqu'elle est épurée de l'élément physique, est source d'idées immortelles dans l'âme.

L'expérience que Socrate décrit suit un schéma bien défini.

- Le premier sentiment dans une relation amoureuse, dit-il, est celui de l'attirance physique qu'éprouve un amant envers une personne donnée, attirance qui cependant ne reste ni physique ni exclusive, car l'amant se rend compte que la beauté qui l'attire se trouve aussi dans d'autres personnes, ce qui le porte à élargir ses horizons.

- Ensuite, il comprend que la beauté de l'esprit est plus honorable que la beauté extérieure et contemple alors la beauté abstraite des institutions, des lois et de la science…

- et finit par découvrir une « science » unique : la beauté universelle.

En passant des choses terrestres aux choses de l'esprit, il s'élève et réussit à contempler la beauté absolue, véritable, divine, pure, claire, limpide. Ainsi, continue encore Socrate, en contemplant la vraie beauté avec les yeux de l'esprit, l'amant devient l'ami de Dieu et «immortel». Comme le dit le texte platonicien, cette ascension vers Dieu comporte plusieurs phases successives dont la première est toujours le regard porté sur l'autre, c'est-à-dire le regard de l'amant sur la personne objet de son attirance.

Ficin qui était un humaniste mais aussi un prêtre [il fut nommé chanoine de Sainte-Marie-des-Fleurs en 1487] reformula le texte de Platon en termes chrétiens, il traduisit le langage érotique dans le langage mystique des Pères de l'Église qui avaient eux-mêmes puisé dans les catégories et terminologies platoniciennes. Selon lui, tout être humain tend vers l'un des stades intermédiaires entre les deux pôles absolus, il définit en fait trois manières différentes de vivre : celui qui tend à l'amour contemplatif vivra dans la connaissance spirituelle ; celui qui tend vers l'autre extrémité vivra dans la connaissance des sens ; celui qui se situe entre les deux pôles est dans la vie active. Mais quel que soit le cas, nous dit Ficin, l'amour commence toujours par la contemplation d'un corps attirant. Ce sont les réactions successives qui font la différence.

Peint après la réalisation du David (1504) et avant le retour de l'artiste à Rome (1506), ce chef-d’œuvre inaugure le génie pictural de Buonarroti bien avant les fresques de la chapelle Sixtine.

La seule incertitude concerne le sujet de la peinture. Car si d'aucuns y ont vu la Sainte Famille (Marie, Jésus et Joseph), plusieurs éléments iconographiques de poids infirment cette approche, et notamment les cinq jeunes personnages nus de l'arrière-plan.

Le Tondo Doni de Michel-Ange reproduit les trois stades dont parle Marsile Ficin.

Il montre trois types d'amour dans trois zones différentes : les jeunes gens à l'arrière-plan sont peints au niveau terrestre, en contrebas, car ils «s'abaissent» au plaisir tactile en s'embrassant et se touchant ; à l'avant-plan par contre, et comme surélevés, il y a Marie, l'image idéale de la vie contemplative, et l'Enfant vers qui elle se tourne et en qui Dieu est révélé. Et finalement, l'artiste a représenté saint Jean-Baptiste l'«ami de l'Epoux» (Jean 3, 29), équidistant par rapport aux deux plans précédents, dont le regard est ardent et intense.

Le regard d'amour à la fois chez Jean-Baptiste, chez Marie et même chez les jeunes gens est effectivement la preuve la plus évidente d'un lien avec l'idée néoplatonicienne. Pour Michel-Ange comme pour Ficin (disciple de Platon), le regard est l'action première qui suscite le désir. L'action commune, le point commun entre Marie, saint Jean et les jeunes gens est tout à fait évident dans ce tableau, il s'agit du regard.

Les jeunes se regardent entre eux, leur désir est refermé sur eux-mêmes et les empêche de se détacher des sens. Jean-Baptiste, à mi-chemin entre le décor «païen» et l'avant-plan «chrétien», tourne le dos aux jeunes gens et regarde vers le Christ. Et Marie, qui élève son regard vers son Fils, semble être en proie à une extase, comme si l'amour l'élevait physiquement.

« Toute forme d'amour commence par le regard » écrivait Ficin : cette même intuition a permis à Michel-Ange de relier entre elles les images très différentes du Tondo Doni, dans une incroyable harmonie visuelle et émotionnelle. Le regard est à la fois le trait d'union psychologique de toute la composition et l'élément différenciateur des personnages car l'objet regardé n'est pas le même pour chacun d'eux.

Tondo Doni de Michel Ange Buonarroti

Peinture sur bois, vers 1504-1506

Florence, Galerie des Offices

Cette clé de lecture nous permet de comprendre les images, à première vue révolutionnaires, du «très vieux saint» et de Marie. Le vieil homme du Tondo Doni ne rentre pas dans la tradition iconographique d'un saint Joseph passif et loin de Marie pour la simple raison qu'il n'est pas saint Joseph : il ne représente pas le père adoptif mais le vrai Père, Dieu.

Vasari avait donc tort de parler du « très vieux saint qui, dans le même élan d'amour, de tendresse et de respect, prend » l'Enfant de Marie. C'est plutôt l'Enfant qui « émerge » du Père, qui appuie son pied gauche sur la cuisse de son Père et s'agrippe aux cheveux de Marie pour ne pas tomber. Et l'Enfant encore qui pose son pied sur le bras de Marie pour se lever puis redescendre dans le sein de la Vierge. Quant à Marie, elle se lève et se tourne pour accompagner le mouvement de l'Enfant.

Michel-Ange a capturé l'instant temporel et moral de l'Incarnation, le moment précis où le Verbe éternel est sorti volontairement du Père pour se faire homme dans le corps d'une femme qui a choisi librement de participer à cet événement.

■ D'après La Vierge dans l’Art, de Timothy Verdon, Editions Cerf/Racine, 2005, ISBN : 2873864141, pages 217 à 221

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