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Tendresses partagées, David Leavitt

Publié le par Jean-Yves Alt

David Leavitt pose un regard aigu et lucide sur les relations fragiles qui unissent les membres d'une même famille.

L'auteur, tel un entomologiste acharné, traque tous les dérèglements qui peuvent ébranler le noyau familial et les épingle dans un récit où la cruauté s'oppose à l'humour, l'observation froide et quasi-scientifique à la compassion la plus tendre, l'imagination à la technique la plus maîtrisée.

Dans ce roman, la famille est composée de quatre personnes :

la mère, Louise, simple femme au foyer, le père, Nat, un scientifique, spécialiste des ordinateurs, mais déjà dépassé, la fille, April, chanteuse de renom, qui, après s'être battue contre la guerre du Vietnam, s'est reconvertie dans le monde du féminisme et du lesbianisme militant, le fils, enfin, Danny, avocat, yuppie, qui vit avec son amant, Walter, dans une maison dernier cri de la banlieue de New York.

Louise a épousé Nat par sympathie plus que par amour. A seize ans, elle entretenait depuis deux ans une liaison avec un marin portugais de quarante ans, Xavier ; l'été, lorsqu'elle ne pouvait pas le voir, elle trompait son ennui avec Tommy Burns, un maître nageur qui l'emmenait au bord de la mer manger des clams frits et qui se déshabillait ensuite entièrement pour s'exciter sur sa jupe d'écolière. A la suite d'une poliomyélite qu'avait contractée sa sœur, Eléonor, tout le monde était parti et seul restait Nat, «un grand escogriffe à la poitrine creuse», qui venait sans arrêt prendre des nouvelles. Elle continua à le voir quand Xavier n'était pas là ou quand elle voulait rassurer sa mère et la convaincre qu'elle fréquentait un garçon convenable ; ils finirent par se marier et quittèrent la côte Est pour la Californie où les enfants naquirent.

Au moment où le roman commence, Louise est atteinte d'un cancer.

● La première fois qu'elle croit qu'elle va mourir, elle appelle Danny et April pour leur dire qu'elle regrette «de n'avoir pas laissé l'un aller à un concert, parce qu'il finissait trop tard, et de n'avoir pas autorisé l'autre à voir "L'exorciste".

● La seconde fois, les choses se passent différemment : elle ne dit rien et attend le diagnostic du médecin qui déclare «qu'elle est malade, mais toujours pas mourante».

● La troisième, en revanche, est la bonne.

Et c'est à l'occasion de son agonie que la famille va se réunir et que vont ressurgir ou s'aplanir les conflits qui les ont toujours opposés.

Car Danny, par exemple, a toujours vécu dans l'ombre de sa sœur, il l'a accompagnée au cours de ses nombreuses tournées, lui a servi de secrétaire particulier et c'est sans doute en réaction à une personnalité aussi forte qu'il a choisi par la suite de mener une vie bourgeoise avec Walter.

Ce même Walter, d'ailleurs, projette un instant de quitter Danny. Il est un peu las de la vie qu'ils mènent ensemble, ne communique plus qu'avec des inconnus, par ordinateurs interposés et passe ses soirées à regarder des films pornos.

La mort de la mère réunira à nouveau les deux amants et leur permettra de prendre conscience de ce qui est vraiment essentiel. Nat, enfin, qui soutiendra sa femme jusqu'au bout, pourra ensuite vivre avec Lilian, sa maîtresse depuis plusieurs années, à la grande désapprobation d'April, qui, à cette occasion, se montrera bien moins tolérante et libérale que ses prises de position ne pouvaient le faire croire.

Ce sont ces différences, ces oppositions, qui constituent la trame de ce roman de David Leavitt.

Différences entre les années 70, que symbolise le militantisme exacerbé d'April (pour avoir un enfant, elle a même recours à l'insémination artificielle, en s'introduisant dans le vagin, à l'aide d'une louche, le sperme d'un de ses amis pédés), et les années 80 que représente le repliement bourgeois et frileux de Danny (l'Amérique d'après le sida), entre la côte Est, qui est vécue comme la «culture mère» et la côte Ouest «qui n'en serait jamais que l'enfant rebelle», entre le judaïsme (religion à laquelle appartient la famille) et le christianisme (avant de mourir, et pour changer quelque chose dans sa vie, Louise envisage de se convertir au catholicisme)…

Mais au-delà de ces différences, ce qui intéresse l'auteur, c'est aussi la similarité qui existe entre parents et enfants et qui fait que malgré les oppositions, les conflits, les antagonismes, ils se retrouvent toujours dans une « tendresse partagée ».

Ce qui reste, au bout du compte, c'est peut-être un portrait de femme, femme à l'existence brisée, qui n'a pas pu vivre la vie dont elle rêvait et que hante encore le souvenir de Tommy Burns, qu'elle a retrouvé, un jour, sur l'écran de télé, dans une publicité pour une compagnie d'assurance.

L'homosexualité peinte par David Leavitt n'a rien à voir avec une malédiction romantique. D'une part, elle est plutôt bien acceptée par les parents :

« En ce qui concernait l'homosexualité de leurs enfants, Louise et Nat avait adopté une attitude de résignation teintée d'espoir. Leur conclusion sur le sujet paraissait être : après tout, il y a pire. »

De l'autre, elle est celle de la nouvelle génération, celle d'après le choc du sida. D'où le comportement de Danny et Walter et leur repli sur des valeurs traditionnelles.

Il faut lire "Tendresses partagées", un livre à la fois drôle et émouvant, toujours juste et subtil, miroir de différentes vies comme peu d'écrivains savent aujourd'hui nous en tendre.

■ Tendresses partagées, David Leavitt, Editions Flammarion, 1990, ISBN : 2080661221


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Le langage perdu des grues

Quelques pas de danse en famille [nouvelles]

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