Marseille, les lieux du désir dans les années 1900
Au début du XXe siècle, comment les homos pouvaient-ils se rencontrer pour draguer ? A Marseille, toute la ville était un vaste terrain d'aventures, parfois dangereuses. Car la maréchaussée, si l'on en juge par les archives policières, ne chômait pas.
A partir de 1791 et jusqu'au gouvernement de Vichy, la France ne dispose pas, contrairement à d'autres pays européens, comme la Grande-Bretagne de Victoria ou l'Allemagne de Bismarck, d'une législation répressive vis-à-vis de l'homosexualité. Cette absence n'est pas fortuite. Il n'y a aucune raison pour que le corps social légifère sur un sujet dont il ne veut pas reconnaître un seul instant la réalité. N'existe que ce qui est nommable et nommé, même péjorativement, même négativement.
L'arsenal répressif utilisé est le même pour tous, même si l'homosexualité figure au nombre des circonstances aggravantes. Les homosexuels surpris dans des lieux publics sont poursuivis pour « vagabondage », « scandale ou rassemblement sur la voie publique », « attentat à la pudeur », « outrage public à la pudeur » ou « excitation de mineurs à la débauche », comme les hétérosexuels en pareil cas, et la police des mœurs ne contrôle pas plus les hôtels, les clandés ou les bars fréquentés par des homosexuels que ceux où la prostitution féminine non contrôlée a cours.
Les extraits de procès-verbaux des services de police qui suivent proviennent des archives départementales des Bouches-du-Rhône, à Marseille. Un florilège étonnant.
Champ de tir du Pharo 25-26 décembre 1911. Outrage public à la pudeur. Les nommés P. Virgilio, 27 ans, journalier, demeurant boulevard de l'Église (Chartreux) n°8, et B. François, 45 ans, demeurant rue de la République n°35, surpris sur le champ de tir du Pharo, pantalons bas et se livrant à un acte sexuel contre nature, ont été écroués à la disposition du Parquet.
Cours Pierre-Puget 9-10 octobre 1914. Arrestation pour outrage public à la pudeur. A été écroué à la disposition du Parquet le nommé L. Georges, 46 ans, représentant de commerce (...), qui, vers 2 h 30, s'est livré, sur le cours Pierre-Puget, a des attouchements obscènes sur la personne du zouave S. Louis, du 3e régiment, 6e compagnie, en garnison au camp de Sathonay et en permission à Marseille.
Hôtel américain rue du Lycée 7 décembre 1925. Procès-verbal. (...) Le 16 novembre, un jeune inverti, R. André, 17 ans, a été arrêté pour racolage de pédérastie par la brigade Pellequer et déféré au Parquet pour vagabondage. Interpellé, il a reconnu se livrer à la pédérastie depuis un mois environ et conduire tous ses clients de débauche à l'Hôtel américain, 9, rue du Lycée. Le 17 novembre, une autre visite de contrôle faite dans cet hôtel y a fait constater la présence de trois autres pédérastes mineurs qui y logeaient (...). Une nouvelle procédure pour excitation habituelle de mineurs à la débauche a été établie contre les logeurs, attendu que l'hôtel loge des individus de mœurs spéciales.
25 janvier 1926. Le commissaire de la Sûreté au chef de la Sûreté : Mme C. Jeanne est propriétaire de l'Hôtel américain, situé rue du Lycée n°9, dont elle avait donné la gérance au sieur B. Fernand. Ce dernier avait transformé l'hôtel en véritable maison de prostitution, logeant des filles soumises, des pédérastes et recevant en passe des personnes des deux catégories. Ces faits avaient provoqué plusieurs plaintes... Le sieur B., qui a été condamné le 29 juin 1925 à 100 F d'amende et le 4 février 1926 à 200 F d'amende pour excitation de mineurs et de mineures à la débauche. En outre, une visite de l'hôtel y a fait constater la présence de trois pédérastes (...).
Rue du Musée 28 mars 1925. (...) Le meublé situé rue du Musée n°10 était signalé à notre service comme donnant asile, jour et nuit, à des individus de mœurs spéciales, qui s'y rendaient dans un but de débauche. Plusieurs surveillances avaient fait constater les allées et venues d'individus notoirement connus comme pédérastes, se rendant dans cet hôtel. Le 15 mars (...), une visite de contrôle a été effectuée dans cet établissement à minuit. Nous avons trouvé dans le couloir du 1er étage le sieur S. Marius, patron du meublé, en compagnie du né T. Barthélemy, qui a déclaré être venu rendre visite à son ancien camarade de régiment. Il y avait également un matelot, qui a déclaré y être venu pour passer la nuit. Dans le salon d'attente, où se trouve un large divan, était couché et endormi, entièrement vêtu, le né P. Charles, 20 ans, homosexuel notoire, lequel interpellé a déclaré qu'il habitait l'hôtel, où il faisait ses passes avec des individus qui lui étaient présentés par le patron. Dans une chambre du 2e étage, nous avons trouvé, couchés dans le même lit, en chemise, les nommés C. Marcel, 31 ans, et L. Gabriel, 18 ans, ce dernier pédéraste connu. Sur le lit, entre les deux hommes, se trouvait une serviette. [Procédure contre S. Marius pour excitation habituelle de mineurs à la débauche.]
Place de la Bourse 1er septembre 1910. Lettre de M. D., gérant du Regina Bar, place de la Bourse n°3, au préfet : (...) Faire le nécessaire pour débarrasser les gens de mauvaises mœurs qui encombrent le trottoir devant et en face de mon établissement.
24 septembre 1910. Du commissaire de la sûreté au commissaire central : (...) Plusieurs rafles ont été faites sur la place de la Bourse. L'une d'elles a amené l'arrestation du nommé G. Alfred Ulysse, âgé de 19 ans, pédéraste professionnel et expulsé pour ce motif. Il est exact que des gens de mauvaises mœurs, hommes et femmes, se trouvent la nuit dans ce quartier, mais ils y sont attirés, surtout après 2 heures du matin, par des établissements de nuit dans le genre de celui que le sieur D. gère lui-même.
Plage de Bonneveine 3-4 juin 1908. Ont été écroués à la disposition de la justice les nommés B. Henri, 16 ans, messager cycliste, demeurant rue des Princes n°98, C. Elie, 16 ans, sans profession, demeurant rue Glandevès n°25, et T. Sauveur, 15 ans, sans profession, demeurant rue Corneille n°10, surpris hier après-midi, sur la plage de Bonneveine, se baignant sans caleçon et se livrant à des actes obscènes en présence des passants.
Rue Jules-Ferry 11-12 octobre 1915. Outrage public à la pudeur. Ont été écroués à la disposition du Parquet les nommés G. Xavier, âgé de 54 ans, domicilié rue Sénac n°73, et A. Mohamed, âgé de 30 ans, domicilié rue des Chapeliers n°4, surpris à 2 heures, rue Jules-Ferry, par deux gardiens de la paix et leur brigadier, se livrant à des actes de pédérastie.
Rue Curiol 12 février 1885. Le né S. Eugène, boulanger, domicilié rue Curiol n°50, a été mis à la disposition du Parquet pour s'être livré sur les toits de sa maison à des actes immoraux et avoir montré ses nudités.
Tasse de l'Opéra 13-14 juillet 1916. Outrage public à la pudeur. Surpris dans l'urinoir du Grand Théâtre se masturbant mutuellement, les nés M. Mathieu, 45 ans, demeurant rue Fortuné-Jourdan, et B. Émile, 18 ans, employé rue Saint-François-d'Assises, ont été écroués à la disposition du Parquet.
Théâtre de l'Alcazar 3 mai 1896. Le commissaire de police au commissaire central : La représentation donnée hier soir à l'Alcazar n'a donné lieu à aucune remarque défavorable. Des renseignements recueillis dans cet établissement, j'ai appris que l'on y avait joué une saynète intitulée « La Terreur de Pentagone ». On représentait sur la scène un soldat français courtisant une bonne d'enfant place d'Aix ; arrive une tapette qui parle au soldat et l'enlève à la bonne. Celle-ci, en colère, fait une scène terrible au militaire et à la tapette. Cette saynète a été jouée trois ou quatre fois au commencement de la semaine dernière. On ne la joue plus depuis trois jours. Soit transmis à monsieur le préfet : défense a été faite au directeur de faire représenter cette saynète.
in Agenda n°8 de TÊTU n°57, juin 2001, pp. 12/15