« La Fin des Ambassades », un chapitre inédit de Roger Peyrefitte
Nous donnons, ci-après, un chapitre inédit de « La Fin des Ambassades » (1) : il formait, dans le manuscrit de l'auteur, le chapitre XII de la première partie. C'est le récit du passage à Paris, durant « la drôle de guerre », du diplomate roumain, ami à Athènes de Georges de Sarre, héros des « Amitiés particulières », des « Ambassades » et de « La Fin des Ambassades ».
Dans « Les Ambassades » (2), ce Roumain avait vanté à Georges ce qu'il appelait « la civilisation des bains et des piscines », qui joue, en effet, un grand rôle dans les mœurs que nous étudions. La scène qu'on va lire a trait à la visite de ce diplomate à une piscine parisienne, non autrement dénommée que par l'initiale « L », et semble montrer que cette « civilisation » n'était pas aussi paisible dans notre capitale qu'aux « bains de bois » de Phalère – bains de bois d'ailleurs détruits pendant la guerre, signalons-le en passant aux voyageurs.
L'auteur supprima cette scène qui lui parut ralentir l'action de son livre à un moment historique et peut-être aussi émousser l'intérêt de celle où le propre héros de son livre se trouve aux prises plus tard, à Vichy, avec la police du maréchal, non moins heureuse que le maître baigneur de la piscine « L » de tancer « les gens d'une autre classe ».
« GEORGES eut la surprise de voir le Roumain à Paris. Celui-ci n'avait pas changé : toujours la même corpulence majestueuse, la même tête de César, la même alacrité. Il était nommé conseiller à Londres où il avait été autrefois secrétaire et se réjouissait de regagner les horizons de la grande politique. Les circonstances avaient réveillé en lui la fibre nationale. Il déplorait la guerre, le sort de la Pologne, celui de la Tchécoslovaquie, mais il ne doutait pas de la victoire des alliés et il espérait que leur diplomatie l'obtiendrait sans l'intervention de leurs armes. Après ce tour d'horizon, le Roumain prouva qu'il n'avait pas dépouillé tout à fait le vieil homme. Il donna d'Athènes des nouvelles que Françoise n'avait pu donner : celles des grooms, qui étaient toujours celles des stratèges et des navarques, celles du Zappeion et de D'antre du Lesbien et, pour les souvenirs de l'été, celles des bains de bois. Il raconta la dernière histoire qui avait défrayé là-bas la chronique amoureuse. Le gouverneur du Mont-Athos avait été rappelé, un gendarme ayant étranglé un moine qui était son rival auprès de lui. A cela près, ce doux pays n'avait rien perdu de son charme et de sa sérénité.
— Je suis dans la joie, continua le Roumain, parce que j'ai une bonne adresse pour Oxford qui n'est pas, je l'espère, touché par la conscription.
— Quoi ? dit Georges. C'est là toute votre préoccupation en ce moment-ci ?
— Pour des gens comme moi, la guerre est l'état naturel. Nous sommes toujours sur la brèche. Nous vivons et nous aimons au milieu du danger. Aussi savons-nous garder notre sang-froid dans ces pénibles occasions où les autres le perdent. Ce qui nous soutient, ce qui nous épargne bien des mécomptes, ce qui, enfin, nous vaut de perpétuelles victoires, c'est notre service de renseignements, supérieur de beaucoup à celui des attachés militaires.
« Tenez, ajouta-t-il. Je suis sûr que vous ne connaissez pas la piscine L, que l'on m'a indiquée à Marseille comme une des plus attrayantes de Paris. »
— Je la connais de nom, mais je n'y suis jamais allé.
— Voulez-vous m'y accompagner ? cela complétera votre documentation après les bains de Phalère.
Le Roumain avait emprunté, pour la journée, une voiture de son ambassade. En chemin, il parla à Georges de Marseille où il avait débarqué :
— Vous rappelez-vous cet hôtel dont je vous avais dit un mot, la veille de votre départ ? Je n'ai pas manqué de lui rendre visite, ce qui m'a fait découvrir une drôlerie. Dans le bureau où deux jeunes nègres attendaient les clients, était encadrée une photographie du patron et de son aide, souriant aux côtés d'un évêque barbu. Cette image découpée dans un journal de la ville portait pour légende : Sa Béatitude Révérendissime le cardinal Tappouni, patriarche d'Antioche, en pèlerinage à Notre-Dame de la Garde. Les deux bonshommes, pèlerins d'occasion, avaient trouvé moyen de se faufiler jusqu'à ce vénérable prélat, pendant qu'il posait devant les photographes.
Le Roumain fit arrêter sa voiture à la piscine L. Georges et lui prirent deux caleçons de bain et gagnèrent les cabines. Leur arrivée était passée plus inaperçue que sur les pontons de Phalère. Personne ne vint frapper à leur porte pour leur demander du feu. Ils se retrouvèrent sur la coursive de l'étage et, appuyés à la rambarde, ils regardèrent un moment les baigneurs.
— Je ne puis plus supporter le supplice de voir sans avoir, dit le Roumain.
— Cela prouve que vous n'êtes pas un vrai esthète. Le plaisir de la vue est suffisant pour les âmes délicates. Ce bon père, mon ancien maître, qui était venu à Athènes, me vantait le « culte des idées ». Ce culte a l'avantage, sur celui des personnes, de ne laisser aucun regret.
Georges ajoutait, à part lui, que le bon père serait encore en liberté s'il avait été plus fidèle à ses principes (3).
— Bastel répliqua le Roumain. Je n'ai pas la morale des pères, mais la morale des fils. Hélas ! vos fils sont trop bien nourris. Ils ont trop d'argent et nous condamnent au plaisir des âmes délicates. En Grèce, en Orient, les jeunes ne possèdent que leur corps et c'est pour cela qu'ils en sont prodigues.
Les deux amis descendirent vers la piscine. Ils firent une série de plongeons, nagèrent quelques brasses, puis le Roumain laissa Georges pour se diriger vers les douches. Il y flairait, dit-il, quelque chose d'intéressant.
Ne le voyant plus, revenir et ne voulant pas le déranger, Georges remonta sans passer par les douches. Il se rhabillait, quand il entendit une rumeur insolite : les bruits de la piscine avaient cessé et une voix de stentor détachait ces mots qui vibraient entre les mosaïques : « Sortez ! sortez ! Espèce de salaud ! » Georges ouvrit la porte pour regarder qui l'on arrangeait ainsi : c'était le Roumain qu'un maître baigneur herculéen poussait vers l'escalier.
— Vous ne savez pas à qui vous avez affaire ? s'écria le Balkanique.
— J'ai affaire à un salaud, criait l'hercule.
— Je suis un diplomate étranger.
— Diplomate ou non, vous êtes un salaud, répétait l'homme qui tenait à cette épithète.
Les clients, effarés ou goguenards, contemplaient ce spectacle. Georges admirait la dignité imperturbable avec laquelle l'infortuné que talonnait le maître baigneur se dirigeait vers sa cabine. Une image traversa l'esprit du diplomate français, celle du Roumain à Athènes, voyant, de sa fenêtre, arrêter un jeune Grec qu'il venait de dénoncer ; la scène d'à présent en était la contrepartie et prouvait une l'impudence, autant que l'impudeur, reçoit quelquefois son châtiment. Georges avait eu la velléité de s'interposer, mais outre qu'il était sûr que la cause de son ami était mauvaise, la taille du poursuivant tranchait la question. Il fit un pas à sa rencontre :
— Que se passe-t-il ?
— Vous ne m'aviez pas dit qu'il y avait en France de ces forcenés, fit l'autre pour toute réponse.
— Habillez-vous vite et fichez-moi le camp, dit le maître baigneur, à qui le Roumain ferma la porte au nez.
Georges, de son côté, alla finir de s'habiller. « Voilà d'étranges situations pour des secrétaires d'ambassade », se disait-il. Par le judas de la cabine, il apercevait le cerbère qui montait la garde et qui s'expliquait tout bas avec le gérant accouru. L'indignation faisait trembler le sifflet qui pendait au bout d'un cordon sur son tricot blanc. Georges sortit sous les regards inquisiteurs des deux hommes. Le Roumain sortit à son tour, aussi dignement qu'il était entré, et s'achemina avec lui. Le maître baigneur sembla déconcerté par la tenue élégante de celui qu'il venait d'agonir. Son hésitation permit aux deux diplomates d'atteindre le seuil sans nouvel incident. Mais à peine l'avaient-ils franchi que l'impitoyable mastodonte bondissait vers eux, comme s'il regrettait tout à coup de voir sa proie lui échapper.
— Qu'on ne vous y reprenne plus ! hurla-t-il. Sinon. La prochaine fois ça se terminera au commissariat de police.
Tant d'animosité laissait deviner qu'il y avait plus que de l'indignation chez le moraliste de la piscine. Son attitude traduisait une sourde revanche sociale : quelqu'un d'une autre classe s'était mis dans le cas de se laisser outrager sans pouvoir répondre. Il avait l'air de défendre la société et, en fait, il la bravait. C'est pour cela qu'il était venu jusque sur le trottoir afin de couronner son triomphe.
— Cochons !... Dégueulasses ! cria-t-il, pendant que les deux clients remontaient dans la voiture, dont le chauffeur, la casquette à la main, leur ouvrait la portière.
— Ma parole ! on dirait qu'il commente le C.D. de la plaque, fit le Roumain.
Les passants se retournaient ou s'arrêtaient et Georges était assez confus de penser que les injures du maître baigneur lui semblaient adressées, à lui aussi.
— Excusez-moi de vous avoir mêlé à cette affaire, reprit le Roumain. J'avais oublié que nous n'étions plus à Athènes.
— Permettez-moi de constater que les services de renseignements particuliers ne sont pas meilleurs que les services de renseignements généraux. La civilisation des bains et des piscines est en péril.
— La civilisation tout court, autant que la diplomatie. Nous venons de faire une double épreuve : qu'il y a, dans les piscines de Paris, des gaillards qui seraient mieux sur la ligne Maginot – mauvais signe – et que le prestige de la Carrière est en train de mourir – plus mauvais signe encore. »
in Le Crapouillot n°30, « Les Homosexuels », août 1955, pp.63/64
(1) La fin des ambassades (1953) : Contraint d'abandonner son poste de secrétaire d'ambassade à Athènes, Georges de Sarre choisit d'entrer au service des œuvres, véritable havre de grâce au sein du turbulent Quai d'Orsay. Mais l'horizon politique se charge de nuages de plus en plus noirs, 1938 s'achève dans la crainte, 1939 justifie le pessimisme général : la guerre éclate. Replié en Touraine avec ses collègues, Georges de Sarre prête aux événements l'attention amusée d'un spectateur qui se sent, par sa qualité de diplomate, au-dessus du commun des mortels. Il n'en connaîtra pas moins quelques vicissitudes légères en ces heures contrastées qui vont de 1939 à 1945. Au fil de cette satire où rien ni personne n'est épargné, Roger Peyrefitte aiguise ses flèches contre le monde des ambassades qu'il connaît de première main pour y avoir vécu, et le masque dont il pare certains de ses personnages ne laisse pas d'être transparent.
(2) Les ambassades (1951) : Cette, chronique cruelle et gaie a scandalisé par ses indiscrétions même ceux qui ne l'avaient pas lue... Elle a fait rire ceux qu'elle avait scandalisés. Et quelle charmante histoire que celle de Georges de Sarre, diplomate novice que les caprices du métier conduisent à Athènes, en 1938. La guerre s'annonce, l'Europe va s'embraser. Mais pour Georges les seuls combats essentiels, les seuls mortels, sont ceux de l'amour.
(3) Le père de Trennes était alors emprisonné à Vienne, pour avoir été « pris » avec un scout.
Photographie : Roger Peyrefitte en tenue d’Attaché d’Ambassade