Une grand-mère plus féroce que le loup par Mathieu Lindon
« Comment pouvait-on être désagréable avec qui que ce soit une seule seconde de sa vie ? Méchant, en pleine connaissance de cause. Et ne pas le regretter [...]. Comment pouvait-on être méchant ? À cet instant je ne comprenais pas, je ne serais pas arrivé à l'être. Et il s'en fallait pourtant de pas grand-chose que j'envoie d'un coup de pied le chien balader. Je ne comprenais pas qu'on puisse faire du mal à quelqu'un comme je n'aurais pas compris la théorie de la relativité ou la notion de l'éternel retour. Mais je savais qu'à d'autres moments je comprenais très bien.
À quoi pensait ma grand-mère quand elle prenait la peine de s'immiscer jusque dans mes larmes pour m'empêcher de sangloter à mon aise ? Que je le méritais, que j'étais effectivement mauvais joueur ? Que puisque la vertu était de son côté elle n'avait pas à se priver ? Se rappelait-elle ce banc basculé qui n'avait pas pu m'avoir fait mal ? Je savais que je ne lui en parlerais jamais. Mais pourquoi puisque je m'en souvenais tout à coup si bien ? Parce que je savais que maintenant que cette histoire oubliée m'était revenue à l'esprit je ne la lui pardonnerais jamais ? Et pourquoi la remuer au milieu de tous mes bons sentiments ?
Pourquoi ne lui pardonnerais-je pas alors que dans ce cas précis je n'avais justement pas souffert de son agressivité, que mon petit cerveau d'enfant, en entendant sa remarque (« J'ai bien vu que le banc n'a pas pu te faire mal, tu pleures seulement parce que tu es mauvais joueur »), mon cerveau d'enfant avait simplement été étonné qu'une vraie grand-mère en soit réduite si explicitement à une telle stratégie. Stupéfait.
J'avais entendu la phrase comme si elle était provenue d'un camarade de mon âge, je n'y avais déchiffré que la volonté d'être désagréable, que je ne continue pas à pleurer tranquille, aucun souci éducatif.
Pourquoi remuer cette histoire ? Pourquoi ne m'attendrissait-elle pas alors que le reste du monde m'émouvait, j'avais fondu devant une vieille chaussure, une boite de conserve, n'importe quelle ordure ?
[…] je m'en souvenais, on m'avait fait du mal pour rien. C'était loin mais je ne pardonnais pas. Ça devait être tellement extraordinaire d'être une grand-mère, ne voir ses petits-enfants que par-ci, par-là, pouvoir les couvrir de cadeaux à chaque fois, faire en sorte qu'ils regrettent un peu de vous quitter, être adorée. Et gâcher ça. « J'ai bien vu que le banc n'a pas pu te faire mal. » Quoi de commun en cet instant entre elle impitoyable, à l'œil perçant, et moi qui cherchais à pleurer ?
Mais je l'avais rencontrée il y avait quelques jours, plus vieille que jamais naturellement et se rappelant son enfance à elle, des fiacres dans les rues de Paris, des promenades au printemps avenue du Bois, l'immense cuisine toujours en activité de sa propre grand-mère, ces odeurs et ces sons disparus. Et moi ému parce que je ne croyais pas qu'elle n'avait jamais vécu de tels moments, ressenti de telles sensations. Moi bouleversé d'être si impitoyable. C'était ma grand-mère à moi à qui je ne pardonnais rien. Qui ne m'avait jamais battu mais avait vu que le banc ne m'avait en effet pas fait mal en tombant.
[…] Mais que savait-on de la vie des autres ? Et de la sienne propre ? Étais-je triste ou joyeux de regarder couler la Seine ? Ému. J'étais là. Et puisque j'étais là j'y restais. J'étais bouleversé, accessible à toutes les émotions. J'étais là, comme un clochard, à voir ma vie défiler dans ma tête. Ma vie actuelle, tout ce qui avait fait que j'étais moi. Ma grand-mère à qui une heure plus tôt je n'en voulais pas et à qui je ne pardonnais plus. Je n'avais rien à lui dire. Une femme, pourtant, qui s'était intéressée à moi depuis l'enfance, qui m'avait donné de son temps, que j'avais régulièrement embrassée toute ma vie. »
Mathieu Lindon
in Le livre de Jim~Courage, Éditions P.O.L, 1986, ISBN : 2867440610, pp. 36/39