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Chers parents par Yves Navarre

Publié le par Jean-Yves Alt

« Mardi 27 septembre. Chers parents. Je ne saurai jamais ce que vous avez souhaité pour moi, ni quelle vie ni quel accomplissement. Chaque jour je vis, je meurs, je m'en vais, je reviens, je termine et je recommence. Chaque matin, délabré, je me refais une espérance. Chaque soir, désespéré, je vais vers mon lit, avec une frayeur, pire que de la peur, et je me couche avec le sentiment de ne même plus vivre mes nuits. Le piéton célibataire vous salue de loin, de bien loin, puisque vous n'êtes plus. Chers parents. Il fait beau. Très chaud. Sur toute la France. C'est l'été de l'automne, et je brûle de vous poser les questions qui ne peuvent être posées qu'après, quand tout est fini pour les uns, vous, et quand tout continue pour l'autre, moi. Le soleil se couche. Le paysage est bleu devant l'horizon, rouge derrière. Le vent souffle comme dans un roman dévorant. J'ai fait fausse route. Je me suis trompé à tous les carrefours. Je ne saurai jamais ce que vous avez rêvé pour moi, ni quelle épreuve ni quelle réussite. Je tombe avec le soleil qui tombe, Il y a le bureau, la fenêtre et la vue. Il y a le vent qui souffle comme dans un roman épatant. Je n'ai jamais fait ce que l'on me disait de faire, je dis bien « on ». Et je tire de moins en moins de satisfaction de ce que j'ai entrepris. Plus j'avance et plus je me perds. Je n'ai même plus l'impression de vivre mes nuits. J'ai peur de « garder le lit » comme on dit, je dis bien « on », et d'être gardé par lui. Définitivement. Chers parents. Je n'ai suivi qu'un chemin en me trompant toujours et celles et ceux de la bonne route m'ennuient. Chers parents. Je ne saurai jamais ce que vous avez craint pour moi, ni le froid ni la séparation. Chaque jour, je me lève avec le jour et je meurs avec lui. Je fuis, j'affronte, je m'élance, je trébuche, j'ai des blessures partout, au front, aux coudes, aux genoux, celles qui se voient, et des bleus profondément. Il va falloir que je tienne le coup. Rien que pour vous. Puisque vous n'êtes plus là et que désormais j'ose vous interroger. Chers parents. Il a fait très chaud. Très beau aujourd'hui. Et je n'avais personne à qui parler. Parce que c'est ainsi. Parce que je ne suis guère mieux et peut-être moins généreux. Parce que je suis tenace, comme vous, et qu'une mort me tient, un malheur de vivre qui ressemble à s'y méprendre au bonheur d'être. Chers parents. J'ai peur d'aimer parce que j'ai peur de me retrouver quitté. Je creuse une carrière de sable. De plus en plus profondément. Un jour, ce sable-là m'ensevelira. Le reportage n'est plus possible. C'est le dernier courrier et la première page. La nuit tombe. Le paysage est noir devant l'horizon et d'un sombre bleu derrière. Le vent souffle comme dans un roman palpitant. Chers parents. J'ai peur de ne plus avoir de courage. Mes rêves ne me racontent plus aucune histoire. Je ne sais plus me distraire. Avant, au moins, parfois, je pouvais faire semblant. Chers parents. Le transport est effectué. Chers parents. Je suis en route. En fausse route. Je creuse mon trou. J'ai peur du sable. J'ai vu un film, quand J'étais petit, en cachette de vous, qui racontait cette histoire-là. C'était la fin du film. Une main sortait du sable et tentait de s'accrocher au ciel. Une histoire, une seule histoire, ce n'est plus possible. C'est désormais l'histoire de tous. Une seule histoire ne peut plus contenir toutes nos histoires. Il n'y a plus de frontières. Tout est bouleversé. Chers parents. Je ne saurai jamais ce que vous avez décidé pour moi, ni quel acharnement ni quelle exactitude. Il fait nuit. Le vent souffle comme dans un roman passionnant. Je n'ai jamais vraiment aimé personne, aimé physiquement. Je me suis alors, à chaque fois, même dans l'éblouissement et la fascination, senti encore plus seul que seul. L'étreinte fait de moi un solitaire arraché au chemin. Je ne saurai jamais ce que vous avez esquissé pour moi, ni quels traits ni quelles transparences. Chers parents. Vous n'êtes plus devant. C'est idiot de vouloir s'accrocher au ciel. Le malheur de vivre et le bonheur d'être. Merci. J'ai planté un arbre, ce matin. Un poirier. Une voisine du village m'a dit qu'il ne «donnerait» pas avant huit ans. Chers parents. J'ai tiré les rideaux. J'ai bu un verre d'eau. J'ai rendez-vous avec la nuit. Je voudrais bien qu'elle me raconte une histoire. Une autre histoire que celles de chaque jour et du monde entier. Chers parents. Le transport est effectué. L'avis de passage pour la livraison a été déposé. Mais personne n'est venu me chercher. Je suis au dépôt. Pour un temps indéfini. Chers parents, chers. Il n'y a pas de destinataire. Pas pour moi. Je suis en instance. Ou en souffrance. Comment dit-on. On est venu vous chercher, vous, mais moi, pas. Pas encore. Je suis fou. Agité. Le lit gris m'attend. Chers parents. Chers. »

in L'espérance de beaux voyages (été/automne), Yves Navarre, éditions Flammarion, 1984, ISBN : 2080646427, pp. 172/174

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