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Le sexe d'un ange, Michel Manière

Publié le par Jean-Yves Alt

Jusqu'à douze ans, David est un petit ange tombé sur la terre. Tant qu'il demeure enfermé dans les limbes maternelles – la maison bourgeoise et son jardin, le duo musical des voix conjuguées de Maman et de Lucie-la bonne, les après-midi au fond du parc avec la petite Lise – l'harmonie est parfaite, la douleur de la chute estompée.

Mais cette douleur se réveille dès qu'il faut quitter la tiédeur originelle pour aller affronter – à l'école, au catéchisme – les démons extérieurs. Là-bas, le dilemme est cruel : ou bien le petit ange, renonçant aux béatitudes de l'Au-delà, accepte de briser ses ailes pour devenir un garnement comme les autres, ou bien, il s'en remet, totalement et pour toujours, à l'appel effrayant des espaces infinis : dans les deux cas, Maman est perdue à jamais.

C'est alors qu'apparaît – car David a grandi – quelque chose qui va tout remettre en question, ébranler toutes les certitudes, aiguiser toutes les tensions, précipiter le dénouement : David découvre le plaisir et l'existence de son propre corps.

« Pour la première fois, loin du clocher complice, le petit garçon recommençait le jeu solitaire et délicieux, sans tourments et sans retenue. Comme il en atteignait le dénouement, il pressentit, furtivement mais avec violence, le jour béni où, à l'instar de Christian, il détiendrait enfin le "merveilleux pouvoir" : Il vit en un éclair le monde éclaboussé du lait de son plaisir ; le lac blanc, les cygnes blancs, les voiles blanches, et tout là-haut, loin derrière lui, la neige plus blanche encore. Quand il revint à lui, il ne fut pas déçu, triste à peine... » (p. 143)

Ses camarades de classe l'« élisent » à leur façon : le moquent, le persécutent, mais aussi l'initient. Le paradis dans l'humiliation. Sans céder un pouce de son orgueil, David se laisse fasciner et brimer par le viril Christian, celui qu'il nomme son Ami :

« Dans le tiroir de la table de nuit, il prit l'image de Sébastien – il eût souhaité la photo de son père, mais il ne l'avait jamais retrouvée – et, s'absorbant dans sa contemplation, il pensa à son Ami. Il l'admira d'avoir su si bien échapper aux recherches du prêtre. Il le vit, escaladant la charpente du clocher aussi naturellement qu'une échelle – et, sous l'étoffe tendue de ses vêtements, on devinait les muscles durs. Il le vit, bien au-dessus des cloches, presque noyé dans l'ombre, là où les poutres innombrables s'entrecroisent. Il le vit enfin, dans la merveilleuse confiance du dormeur, sur la plus haute traverse, allongé au-dessus du vide. Et son sommeil par dessus le village faisait comme un oiseau aux ailes déployées...

David glissa l'image de Sébastien sous la veste de son pyjama et la serra contre son cœur. Il s'endormit en espérant qu'il rêverait à son Ami. » (p. 170)

Cet autre monde, de plus en plus visible, subversif, sexué, que David épouse dans un doux masochisme, lui apporte le martyre et le plaisir :

« Encouragés par ce qu'ils prenaient pour une première abdication devant le Mal, et toujours acharnés à détruire cet enfant trop différent d'eux-mêmes, à pousser le "Petit saint" dans les griffes du Démon, ils lui proposèrent de nouvelles "mauvaises actions" qu'à leur grand dépit, il refusa. Un jour, ce fut de boire avec eux le vin de messe, Un autre de voler des pommes au verger du Père Lemoine, un autre enfin, de tricher à la composition de calcul. Chaque fois, il s'y opposa, et chaque fois ses camarades conclurent à sa lâcheté et à son hypocrisie – puisqu'il continuait à se rendre au clocher sans se faire prier. Ils ne comprenaient pas que pour lui le clocher était un monde à part, différent, où le péché n'avait plus cours, un monde d'avant la Faute Originelle. Et comme ils ne comprenaient pas, ils méditèrent de se venger un jour... » (pp. 132/133)

Le sexe d'un ange est l'histoire de cette découverte et de ses conséquences.

« — Parle, mon fils, je t'écoute.

Et l'enfant parla.Il cria presque ; crachant littéralement son péché et sa joie de pécher, comme un défi, à la face dérobée du prêtre : — Oui mon Père, je me touche ! Et j'en éprouve un grand plaisir ! Et plus je le fais, plus j'ai envie de le faire !

Il s'arrêta, haletant, stupéfait par ses propres paroles. Il maintint longtemps le prêtre sous le feu impitoyable de son regard. Immobile et muet, il attendait la réaction, l'éclat, le Scandale... » (p. 197)

Conséquences sur David et sur son passage de l'enfance à l'adolescence – comment acceptera-t-il cette sexualité qui, déjà, s'annonce différente ? – conséquence sur son entourage pour lequel il servira de révélateur : comment sa mère, par exemple, réagira-t-elle à cette lumière scandaleuse qu'il projette sur son passé ?

À ces questions, le roman tente de répondre – provisoirement. Ce récit n'est pas une histoire tendre mais au contraire celui de la plus grande violence : viol sourd d'une conscience innocente.

« Il découvrait que l'Amitié, comme tous les sentiments que l'on peut éprouver pour un autre, ne doit jamais se dire. Avouer qu'on aime, c'est s'humilier, en ternissant la pierre précieuse de son Amour. Lui, David, il la garderait près de son cœur, intacte, même si ses arêtes vives devaient lui déchirer la chair. Riche de cet enseignement nouveau, l'enfant se sentit une force insoupçonnée : il était invulnérable ! » (p. 180)

■ Le sexe d'un ange, Michel Manière, Éditions Flammarion, 1976, ISBN : 2080608592


Du même auteur :

La fatalité célibataire : Trois histoires exemplaires plus une

A ceux qui l'ont aimé

Le droit chemin

Du côté du petit frère

Les nuits parfumées du petit Paul

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