Être le fils d'Oscar Wilde par Marcela Iacub
Dans une interview parue dans le Point le 6 mai, le psychologue Aldo Naouri compare les souffrances psychiques des enfants qui vivent avec des parents homosexuels à celles qu'ils ressentent lorsqu'ils sont victimes d'un viol ou d'un inceste. «Pourquoi diable veulent-ils un enfant alors qu'ils ont choisi ou assumé une sexualité qui ne le permet pas ?», demande-t-il, reprenant dans son langage rustique une idée qui s'est imposée chez beaucoup de philosophes et de psychologues. Nombreux sont ceux qui vitupèrent depuis des années contre la médecine de la procréation en appelant les gens stériles à se «résigner», car ils voient dans l'idée d'un «droit à l'enfant» une horrible manière de réduire ces pauvres créatures à des «produits» : la venue au monde d'un être humain ne saurait dépendre de la décision d'un autre, car alors il se sentirait totalement aliéné. Seule l'acceptation d'une certaine «fatalité» dans la procréation permettrait d'éviter que les enfants soient comme des machines à laver à usage de leurs parents.
Cependant, ce que ces «experts» font n'est rien d'autre que de justifier le droit absolu à devenir parents dont disposent ceux qui ont les capacités corporelles pour procréer. Etre parent devient affaire de performance. Si on la réussit, l'Etat n'aura rien à dire, même si vous êtes Jack l'éventreur, Klaus Barbie ou Ben Laden. Tandis que si vous ne réussissez pas, l'Etat a toutes sortes de droits pour vous dire que les enfants ne seront pas avec vous en sécurité, ne prendront pas des bons exemples, ou que vous pourriez faire, comme dit Aldo Naouri, un «prosélytisme inadmissible» en faveur de l'homosexualité.
Ce critère n'a pourtant rien à voir avec le bien-être des enfants, mais porte uniquement sur la capacité corporelle des parents. Sans s'en rendre compte, ces consciences vigilantes ne font rien d'autre qu'appliquer à la procréation les règles du droit de propriété. Les enfants sont assimilés à des sortes de propriétés dérivées d'une autre, celle que l'on a sur son propre corps. Ainsi, si nous avons un terrain avec des arbres, les fruits qu'ils donnent nous appartiennent, de même que les moutons qui naissent des moutons dont nous sommes les propriétaires. De même tout comme on devient propriétaire des choses qui ont été construites sur son terrain, les femmes enceintes ont un droit sur les embryons qui passent par leur ventre, même s'ils ont été conçus avec l'ovule d'une autre. De même que l'Etat ne peut pas mettre en question le fait que votre tête ou vos jambes font partie de «votre» corps, il ne saurait contredire une filiation fondée sur «vos» liquides corporels.
Il est vrai que l'apparition des procréations médicalement assistées a rendu plus difficile l'application de ces beaux principes. Le plus bel exemple en est l'affaire, jugée en 1993 par la Cour suprême de Californie, qui opposa une mère porteuse, Anna Johnson, à Mark et Crispine Calvert, qui lui avaient confié leur embryon pour qu'elle le porte et en accouche. Anna Johnson voulut garder l'enfant, arguant qu'elle était la mère véritable. Selon le code civil de la Californie, l'une et l'autre étaient considérées comme les mères de l'enfant : l'une par la grossesse et l'autre par l'ovule. La Cour dut donc inventer un critère différent de ceux qui venaient du corps : la «conception mentale» de l'enfant. Par le test dit de l'«intention», la mère sera celle qui a choisi de faire venir au monde un enfant, celle sans qui il n'aurait pas été conçu. Les juges ont fait dériver le droit d'être parent non pas d'un droit sur son corps, mais de la volonté de faire naître, les éléments corporels n'étant pas ce qui rend quelqu'un parent, mais des «moyens» pour faire venir au monde un enfant. Par la suite, d'autres décisions n'ont même pas exigé que la mère commanditaire donne son ovule, se contentant du seul test de l'«intention».
Quitte à avoir un critère, ne peut-on penser que ces nouvelles règles pour devenir parent sont préférables ? Car fonder un droit sur les seules puissances corporelles semble, quand on y songe, un peu brutal. La preuve est que si l'on faisait la même chose avec les autres droits, on nous qualifierait de barbares. Ainsi, par exemple, si l'on conditionnait le droit à la vie à des performances vitales, on se mettrait à «euthanasier» les vieux, les malades, les handicapés : il se peut que, alors, d'autres pays utilisent le droit d'ingérence pour nous apprendre d'autres manières. Ne se plaint-on pas chaque jour du sort réservé à certaines personnes dans des pays lointains, comme être lapidées ou brûlées du seul fait d'avoir un corps de femme ? On peut penser qu'en matière de filiation notre société raisonne d'une manière analogue en confondant le bien-être des enfants avec les formes par lesquelles ils sont fabriqués. Car si c'est le bien-être des enfants que l'on cherche, on ne peut pas considérer qu'il est mieux d'être le fils de Saddam Hussein que d'Oscar Wilde. Mais qui sait ? Il est fort possible que si l'on pose la question à Aldo Naouri, il répondra que, lui, il aurait préféré apprendre à être un homme dans les geôles de Bagdad, que devenir dégénéré à Londres, en lisant les lettres d'amour que son efféminé de père adressait à un jeune amant.
Libération, Marcela IACUB, mardi 18 mai 2004