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Journal [1953-1956], Witold Gombrowicz

Publié le par Jean-Yves Alt

En 1939, à l'occasion de l'inauguration d'une ligne transatlantique reliant la Pologne à Buenos Aires, l'écrivain Witold Gombrowicz (1904 – 1969), fait partie de la petite troupe de personnalités invitées pour cette croisière. Le 21 août, le paquebot Chrobry atteint Buenos Aires. Le 1er septembre, les Allemands envahissent la Pologne. Rester ou repartir ?

Witold choisit l'exil. Il n'ignore qu'une chose alors : l'aventure argentine va durer un quart de siècle. Vingt quatre années pour devenir Gombrowicz, c'est-à-dire tout à la fois une œuvre et une légende : rivé jusqu'à l'âge mûr hors de sa langue natale, au-delà de l'océan, sans attache et sans lien, Gombrowicz est un homme seul. Il ne reverra l'Europe qu'en 1963. Il meurt six ans après, enfin reconnu et traduit dans le monde entier.

« Dès le premier instant, je fus amoureux de la catastrophe, que pourtant je haïssais, qui m'entraînait dans sa ruine universelle : j'en fus amoureux et ma nature me la faisait saluer comme une occasion de me lier à l'Inférieur dans les ténèbres. » (p.233)

Que signifie ce langage ? On touche là au cœur de l'univers gombrowiczien : l'écartèlement entre la maturité et l'immaturité ; l'opposition jeunesse-vieillesse, achèvement-inachèvement ; l'érotisme ; la présence de l'infériorité de l'enfant dans l'adulte.

« Face à l'anéantissement de tout ce que j'avais possédé jusqu'à ce jour – patrie, foyer, position sociale –, je me réfugiai au sein de la jeunesse, et ce avec d'autant plus d'empressement que j'étais "amoureux". La guerre, entre nous soit dit, m'avait rajeuni, et deux facteurs se trouvaient être mes alliés : j'avais l'air jeune – le visage d'un jeune homme de vingt-cinq ans. » (p. 234)

Voilà donc Witoldo, faussement juvénile et naufragé en Argentine. Jusqu'en 1946, il ne produira rien – ou presque. Il lui faudra six années pour assimiler la matière des œuvres futures : Le mariage, La pornographie, Le journal. Le roman Trans-Atlantique sera le précipité de cette singulière désertion.

En attendant, c'est la misère. Son viatique de deux cents dollars ne lui permet pas de subsister bien longtemps. Il fait de la pige alimentaire ici et là, vivote grâce à l'aide financière de plusieurs amis. Jusqu'à la fin de la guerre, il déménagera de pension en pension.

À quoi s'emploie-t-il alors ? À se forger, à se consolider contre ce qu'il appelle « la forme », c'est-à-dire tout ce qui fait de vous un être modelé par les autres, par « l'inter-humain », par les rituels sociaux, par la culture. Il s'entoure alors d'un aréopage de jeunes disciples fidèles. Il y avait donc là-bas, en Argentine, un écrivain dans la gêne, fait sur le tard petit employé au Banco Polaco, et dans l'ombre de ce tracas quotidien se frayait la pureté de Gombrowicz ; entre lui-même, son œuvre et la fatalité de son destin, il aura su réussir l'amalgame.

Pour Gombrowicz, tout se résume à un paradoxe qui tient en quatre thèses :

▪ La première : La jeunesse c'est l'infériorité

▪ La deuxième : La jeunesse c'est la beauté

▪ La troisième (combien excitante) : Donc la beauté c'est l'infériorité

▪ La quatrième dialectique : L'homme est suspendu entre Dieu et la jeunesse

Ainsi la vie comporte-t-elle une phase ascendante et une phase descendante (avant trente ans, après trente ans) qui trace le dilemme entre la promesse de son propre accomplissement (tendre à être Dieu) et la nostalgie de son immaturité (rester jeune).

« Un adolescent, que peut-il avoir de commun avec un homme vieillissant ? » (p. 70)

Gombrowicz vivra cette question dramatiquement, se tenant sur cette crête qui joint les deux versants, non seulement distincts, mais contradictoires de notre existence :

« Ce qui nous fatigue, écrira-t-il encore, ce n'est pas de mourir lentement, mais de savoir que le charme de la vie nous devient inaccessible. » (p. 258) Le sens de la vie de Gombrowicz repose tout entier sur ce refus de la maturité, cet acharnement à se développer contre la sclérose de l'âge, comme un homme qui resterait « cousu d'enfant » (1).

La question de savoir si Gombrowicz est ou non homosexuel est finalement mal posée. Gombrowicz prend soin de prévenir le lecteur : « Rien de tout ce que je dis n'est catégorique – tout est hypothétique... Tout. Oui, tout – et pourquoi le cacher ? – dépend de l'effet produit sur vous. » (pp. 262-263)

Et si l'érotisme gombrowiczien passe par la figure omniprésente du garçon, c'est sans doute que la pulsion sexuelle reste pour lui d'essence fondamentalement masculine : toujours dans l'ambiguïté, la dérobade, le secret. Chez Gombrowicz, le personnage féminin n'est jamais un caractère mais une fonction ; son corps est un artefact. Et dans La pornographie, c'est de façon très explicite à ce sujet que l'auteur fait figurer systématiquement les mots « garçon » et « fille » entre parenthèses : au-delà de leur spécificité sexuelle, ne compte que ce qu'ils ont en commun, la jeunesse, l'immaturité.

L'homosexualité prend forme chez lui contre le sexe – entendre l'hétérosexualité : dans cette latence de l'acte, toujours possible avec l'adolescent, jamais avec la femme : « Et ce qui remontait, ce qui effleurait une fois de plus, était ce désir d'une jeunesse mienne, bien à moi, c'est-à-dire de mon image. D'une jeunesse identique, qui était justement en train de revivre dans les autres, mes cadets. [...] Regardant de-ci de-là les maisonnettes qui jonchaient la vallée, bondées d'une multitude de jeunes garçons quelconques dormant de leur banal sommeil, je me disais que c'était chez eux, dans leur jeunesse, que ma patrie se trouvait transférée. » (pp. 247-248)

Et Gombrowicz sent très bien à quel bastion il s'attaque en se livrant ainsi à la fascination du même sexe : « La fureur doublée de répugnance qu'éprouvent les hommes virils, couvant, élevant, amplifiant à loisir leur virilité ; les anathèmes de la morale, toutes les ironies, les sarcasmes et les colères de notre culture qui veille jalousement sur la primauté du charme féminin, tout cela s'abat d'un bloc sur le jeune éphèbe qui louvoie aux lisières ombreuses de notre existence officielle. » (p. 255)

Malgré les apparences, les choses, depuis 1954 où Gombrowicz écrivait ces lignes, ont-elles changé radicalement ?

Quoi qu'il en soit, pour Gombrowicz, sa position reste une déclaration de guerre aux valeurs établies : « Oui, j'exigeais que l'Adulte fût soumis au Cadet, au Benjamin. J'exigeais que fût enfin légitimée notre tendance au perpétuel rajeunissement, et que la jeunesse fût reconnue comme une valeur bien distincte, authentique et qui modifie notre attitude envers les autres valeurs. » (pp. 239-240)

Pour prémonitoires qu'elles paraissent à première vue, ces lignes engagent tout autre chose que cette sorte de consensus mou qui impose aujourd'hui collectivement l'impératif de paraître jeune à tout prix, l'adoption des signes grégaires d'une juvénilité sur commande.

Chez Gombrowicz, l'adulte ne quitte pas magiquement son statut irrémissible d'aîné. Mais la vague infinie de l'amour interdit et flétrissant – amour qui véritablement jette l'adulte à genoux devant l'adolescent – lui apparaît comme la juste « revanche de la nature sur le viol que l'homme vieillissant perpétue sur l'adolescent » (p. 257). Et si donc, dans la société, « l'adulte avilit et dégrade ainsi son cadet, c'est pour ne pas tomber à genoux devant lui> » (p. 257). L'adulte crée les valeurs pour ne pas tomber dans le piège intime de la sous-valeur, de l'infériorité de la jeunesse.

L'aveu labyrinthique de l'écrivain met en œuvre toute une stratégie où le demi-mensonge, l'outrance, la dénégation se mêlent étroitement, tant et si bien que le soupçon vient au lecteur que le blanc n'est jamais là que pour dire le noir. Tout se passe comme si Gombrowicz ne se dérobait à la vérité de son homosexualité que pour mieux faire découvrir le caractère insondable et angoissé de cette quête.

« Ainsi, ce ne sont pas des aventures érotiques que je cherchais au Retiro, mais [...] la jeunesse : la mienne et aussi celle des autres, car la jeunesse en uniforme de soldat ou de matelot, celle des petits gars tout simples du Retiro m'était, elle, inaccessible : l'identité de sexe, le manque d'attrait sexuel excluaient toute chance de s'unir et de se posséder. » (p. 237)

Que Gombrowicz ait consommé ou non ces aventures portuaires n'est pas essentiel : encore une fois, son érotisme est lié à l'immaturité bien plutôt qu'au sexe lui-même. Et dans toute l'œuvre de Gombrowicz, on ne trouve pas une scène de nature à proprement parler sexuelle, ni homo ni hétéro. La sensualité s'investit toujours, à travers ses multiples masques ou avatars, dans l'effraction brutale d'une figure constamment mise en scène, fût-ce de façon souvent parcellaire, dans ces gros plans insistants de nuque, de mollet, de pied, de genou : figure fragmentée de l'adolescent primitif, figure emblématique de l'Immaturité, en opposition symétrique avec celle de l'homme mûr, de l'homme en costume. Le voyou fait face au voyeur, le « cousu d'enfant » (1) à la maturité.

S'agissant de son homosexualité, nul doute qu'on ne touche à la part la plus secrète, la plus délibérément enfouie de l'écrivain. Witold Gombrowicz finira par épouser, à l'extrême fin de sa vie, une jeune femme. Rita Gombrowicz, c'est véritablement l'accomplissement de l'homme et de l'œuvre, dans et par la mort de Witold.

Toujours est-il que, sur la question de l'homosexualité en général, les opinions de Gombrowicz ne souffrent d'aucune ambiguïté :

« C'est juger de manière bien étriquée que de voir là une simple perversion sexuelle. [...] Les problèmes de l'âge et de la beauté sont loin, chez les gens qui sont réputés normaux, d'être suffisamment tirés au grand jour, suffisamment libres de tout tabou. C'est là une de nos pires faiblesses, un de nos pires mutismes. » (p. 262)

Pour Gombrowicz, l'homme doit être tiré au jour, dans sa nudité, dans sa vulnérabilité.

■ Journal Tome I, 1953-1956, Éditions Christian Bourgois, 1981, ISBN : 2267002574

1. Witold Gombrowicz, Bakakaï, éditions Denoël, 1984, ISBN : 2207280233, p. 97


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