Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Le goût du sperme du diable par Marcela Iacub

Publié le par Jean-Yves Alt

S'il y eut tant de faux coupables dans la triste affaire d'Outreau, c'est que le juge d'instruction avait en tête l'hypothèse du «réseau pédophile». C'était l'époque où, à la suite de l'affaire Dutroux (dans laquelle d'ailleurs l'hypothèse du réseau pédophile n'a jamais été confirmée), certains journalistes et associations de défense de l'enfance commençaient à faire courir le bruit que des groupes organisés cherchaient à violer, assassiner et torturer des enfants, et qu'ils filmaient leurs crimes pour vendre les cassettes ensuite. Outreau n'est pas isolé : d'autres procès doivent bientôt avoir lieu, où encore des dizaines de pauvres gens sont accusés d'appartenir à des réseaux de ce type. Le passage des pédophiles réels aux réseaux pédophiles virtuels et fantasmés n'a pas été l'apanage de la France. Entre 1983 et 1994, une véritable panique des réseaux pédophiles s'est emparée des Etats-Unis, jusqu'à ce que le gouvernement fédéral, à la suite d'une enquête qui dura cinq ans et coûta 750 000 dollars, mît fin à ces rumeurs d'une manière officielle. On imagina des sectes satanistes infiltrées dans les écoles maternelles et les familles, qui violaient, assassinaient, torturaient des enfants avant de les filmer, selon des rituels «lucifériens». Dans un sondage réalisé à la fin des années 1980, on estimait à 70 % la population qui adhérait à ces croyances et à 33 % ceux qui étaient persuadés que ces crimes «innommables» étaient réalisés avec des complicités officielles, notamment du FBI et de la police.

Une véritable armée d'experts psychologues, d'assistants sociaux, de féministes, d'antipornographes, de chrétiens fondamentalistes, de ligues de protection de l'enfance, s'est discréditée à force d'accréditer ces soupçons. Ces délires collectifs ont donné lieu à des procès à l'issue desquels des centaines d'innocents furent mis en prison à vie. Loin de concerner les riches et les puissants, ces accusations n'ont touché que de gens pauvres qui n'avaient pas les moyens de se défendre et de résister aux pressions de la police et de la justice. Aucune preuve n'a pu être apportée : aucun cadavre, aucun film pornographique, aucune trace d'abus sexuel. On s'est contenté de s'appuyer sur les témoignages de petits enfants, qu'on ne lâchait pas jusqu'à ce qu'ils aient dit aux enquêteurs ce qu'on attendait d'eux (1). On a pu ainsi entendre les récits les plus fantaisistes : des partouzes géantes réalisées dans des endroits souterrains dans lesquelles on faisait manger aux enfants les cerveaux des autres, et où des êtres avec des ailes comme celles de Lucifer volaient dans les airs. Certains enfants ont même fini par accuser les juges et enquêteurs et l'un d'entre eux, enthousiaste et confus avec ces histoires démoniaques, n'a pas hésité à dénoncer Dieu. Ces accusations sont arrivées par la suite en Australie et au Canada. Puis, dans une moindre mesure, la Grande Bretagne les a subies pendant environ un an. Il y eut une affaire isolée aux Pays-Bas et en Norvège au début des années 1990.

Vous pensez peut-être qu'en France des soupçons de ce genre n'arriveront jamais. Pourtant, la rumeur luciférienne a vu le jour en France en même temps que celle des réseaux pédophiles. Dans un livre qui vient de sortir, les Réseaux cachés des pervers sexuels (2), un journaliste accrédite la thèse d'organisations internationales satanistes d'extrême droite pratiquant des abus sexuels sur des enfants, tout ceci, bien sûr, avec les «plus hautes protections» politiques. Si Outreau n'avait pas révélé à l'opinion publique la légèreté scandaleuse des accusations dans le domaine de la «pédocriminalité», et ainsi forcé le ministère de la Justice à se montrer moins enthousiaste, ne serions-nous pas déjà en train d'entendre des récits similaires à ceux qui ont fleuri aux Etats-Unis ?

Lorsqu'une société se donne comme crime maximal, qui appelle la plus haute sanction pénale, un acte qui ne laisse aucune trace matérielle, qu'on ne peut donc prouver qu'au moyen de témoignages (de surcroît extirpés à des enfants influençables), mais qu'on ne peut s'empêcher de pourchasser tant on le considère énorme, lorsque, en plus, des personnalités politiques apparemment aussi respectables que Ségolène Royal se livrent sur le sujet à la démagogie la plus odieuse, toutes les conditions ne sont-elles pas réunies pour que voient le jour les accusations les plus invraisemblables ? Certains intellectuels américains ont comparé ces pratiques judiciaires aux procès en sorcellerie des XVIe et XVIIe siècles. Ce n'est pas seulement une métaphore. On sait qu'alors, grâce à la torture, on a réussi à faire «avouer» à des milliers de malheureuses qu'elles avaient commis elles aussi le crime maximal, le crime contre Dieu. Ces méthodes d'enquête ont permis de savoir qu'elles avaient copulé avec le diable, et même de rendre compte de la couleur et du goût de son sperme.

Tant qu'on n'aura pas non seulement imposé des protocoles de preuve rigoureux, mais aussi repensé la place des abus sexuels sur les enfants dans la hiérarchie pénale, on peut s'attendre à avoir d'autres Outreau et, qui sait, bientôt de nouvelles informations sur le goût qu'a, en vérité, le sperme du diable.

(1) Debbie Nathan et Michael Snedeker, Satan's Silence, Ritual Abuse and the Making of a Modern American Witch Hunt, 2001.

(2) Eric Raynaud, Ed. du Rocher, 2004.

Libération, Marcela IACUB, mardi 16 novembre 2004

Commenter cet article