Sida, le préservatif réflexe par Marcela Iacub
La gestion de l'épidémie du sida, du fait de ses particularités (très longue phase asymptomatique, décalage entre ce que les tests révèlent et le véritable état sérologique, absence de moyens de guérison...), a emprunté des voies différentes de celle d'autres maladies contagieuses. Au lieu de culpabiliser les malades, de les isoler ou de leur imposer des contrôles plus sévères, la technique de prévention qui a semblé la plus efficace a été de responsabiliser les personnes saines, c'est-à-dire de faire peser sur elles le soin de leur propre santé à travers l'utilisation systématique et réflexe du préservatif. Chacun d'entre nous doit penser que son partenaire, si attirant et si émouvant soit-il, peut être atteint par le virus. Cette méthode ne pouvait aller sans quelques échecs, mais elle semblait la plus à même d'éviter la propagation incontrôlée de la maladie. Il s'agit, en substance, d'un calcul de type pragmatique ou utilitariste, qui laisse de côté les principes (comme l'interdit de nuire à autrui consciemment en le contaminant) pour privilégier les conséquences globales d'une politique. Il mesure l'échelle des biens par un calcul du nombre des victimes futures, et non par des jugements moraux à propos des contaminations ponctuelles. Les conflits entre les personnes atteintes et non atteintes sont résolus par un principe dit de l'«auto-exposition consciente», qui suppose que celui qui ne se protège pas se produit un tort à lui-même, au lieu d'être considéré comme victime d'un tort infligé par autrui. Ce n'est point le malade qui est responsable de la contamination de son partenaire, mais le virus, dont le malade n'est que l'une des victimes.
Comme beaucoup de calculs pragmatiques, ce principe de l'auto-exposition consciente peut sembler moralement répugnant et contre-intuitif. On peut trouver inadmissible que des personnes qui se savent atteintes ne fassent pas en sorte de protéger les autres. On peut aussi trouver absurde d'imaginer que ceux et celles qui ne se protègent pas sont vraiment conscients du risque qu'ils courent. Enfin, il semble encore plus invraisemblable de vouloir convaincre, compte tenu de la proportion réelle de personnes atteintes, que tout partenaire peut être séropositif.
Ces contradictions entre les intuitions morales immédiates et les principes de gestion de l'épidémie devaient être résolues par des campagnes d'information adéquates. La théorie de l'auto-exposition consciente n'est une fiction fructueuse que dans la mesure où on aiguise l'imagination de chacun et rend vivaces les soupçons salutaires à propos de tout le monde, ce qui ne veut pas dire se méfier d'autrui, mais seulement du virus qui peut se cacher dans son corps. En France, cependant, le moralisme des campagnes, leur difficulté à «cibler» leurs messages, a laissé des failles dans la gestion de l'épidémie, qui est de nouveau en pleine croissance. Chez les hétérosexuels, l'absence d'utilisation de préservatif est une manière de dire à l'autre la confiance qu'on lui porte et comment l'on est ouvert à l'amour... Pourtant, au lieu d'essayer d'être plus clair et plus agressif dans les campagnes d'information, au lieu de mettre en oeuvre le slogan d'une affiche qui circulait dans les années 1990 : «le préservatif protège de tout sauf de l'amour», c'est le principe même de l'auto-exposition consciente qui semble aujourd'hui menacé. Un tribunal a décidé, en juin, de condamner un jeune homme à six ans de prison pour avoir contaminé deux de ses partenaires, car, se sachant atteint, il n'aurait rien fait pour les protéger. Dès la première relation sexuelle, elles auraient accepté, sur sa demande, de ne pas utiliser de préservatif. Cette décision de justice n'est pas un événement isolé. Une association des «femmes positives» a vu le jour, prônant la généralisation de ces mesures, et un nouveau consensus est en train de se créer à cet égard dans les médias.
On peut craindre pourtant que, si l'Etat se met à nous protéger contre les malades au lieu de nous protéger contre la maladie, le nombre des victimes ne fasse que croître. Car le jeune condamné aurait pu contaminer ses compagnes même s'il avait été de bonne foi, n'avait pas fait de test ou obtenu un test négatif. D'un point de vue global, le comportement le plus dangereux n'est pas de déclamer faussement sa séronégativité, mais de confondre la confiance qu'on voudrait accorder à quelqu'un avec l'inconnu de son état sérologique. Faire du préservatif un réflexe à la charge de chacun reste la seule solution raisonnable. Mais il est certain que, dans cette ère néfaste des «victimes» dans laquelle l'Etat nous donne l'illusion que la vengeance peut nous soulager de tous nos maux, il y a de moins en moins de place pour une gestion rationnelle de l'épidémie et surtout pour la responsabilisation de chacun. Si ces condamnations se généralisent, les malades seront sans doute beaucoup plus nombreux, mais nous pourrons jouir du plaisir exquis de voir les contaminateurs en prison. Peut-être verrons-nous fleurir de nouveaux slogans dans les affiches : «malades mais satisfaits», car, comme le disaient les philosophes grecs, le mal n'est pas dans les choses, mais dans l'opinion qu'on en a.
Libération, Marcela IACUB, mardi 28 décembre 2004