L'invention d'Alberto Manguel
Né Argentin et de nationalité canadienne, Alberto Manguel vit près de Châtellerault dans sa bibliothèque de Babel.
…Un lecteur est un homme à qui il manque à peu près tout, sauf les mots des autres. Manguel a fait de ces manques un plaisir, et de ce plaisir, lentement, une profession...
...La lecture était une vertu impunie, infinie, un vice qui le remplissait du plaisir insouciant et pertinent qu'il ne cesse, dans ses propres livres d'«écrivain-lecteur», de redistribuer : dans Une histoire de la lecture [1] et Dans la forêt du miroir [2] (Actes Sud). La redistribution se poursuit dans son nouveau livre, le plus intime de tous : Journal d'un lecteur [3] . De juin 2002 à mai 2003, il relit chaque mois un livre qui l'a fondé. Par exemple, Kim, de Kipling (dont Manguel publie au même moment une brève biographie [4], claire et d'une tendresse didactique) ; les Mémoires d'outre-tombe, de Chateaubriand ; Don Quichotte, de Cervantes ; le Désert des Tartares, de Buzzati ; l'Invention de Morel, de Bioy Casares ; le Signe des Quatre, de Conan Doyle ; etc.
...Chaque livre est le fil rouge d'un mois. Il ouvre bien sûr sur d'autres livres ; sur des souvenirs, des rêves, des observations. Il colore la vie, les idées, les sensations, les opinions du lecteur Manguel sur les événements qui passent : un oiseau dans la neige, deux tours qui s'effondrèrent, une guerre imbécile en Irak, un mur qu'il faut réparer, une insomnie, une discussion avec ses fils. Le livre pourrait ne jamais cesser. D'ailleurs, Manguel le dit, un bon livre n'a pas de fin : il recommence, se redéploie. «J'avais même pensé, dit son auteur, tenir ce journal avec un livre unique. Je crois que j'aurais choisi Don Quichotte. On n'en finit pas. J'ai bien dû l'ouvrir cinquante fois.» Un chapitre, entre autres, le bouleverse : celui où la nièce et le curé brûlent les livres du chevalier. En 1973, quand Alberto Manguel est revenu en Argentine pour quelques mois, sa bibliothèque de jeunesse avait disparu. Dans son Journal, il rêve que sa bibliothèque a disparu : «C'est comme entrer dans une maison vide.» Même l'oubli a disparu...
...Chez Manguel, le lecteur a tous les droits. Il n'a que deux devoirs : lire à cœur ouvert et ne pas s'ennuyer. Quand lui-même s'ennuyait, il changeait de maison, de ville, de continent, ou de livre. Il est très rare qu'il commence par le début et finisse par la fin. Il entre au hasard, musarde, saute, revient, buissonne de page en page : «Nous n'avons pas à céder à la tyrannie de la narration, dit-il. La lecture est un acte libre. Son temps n'est pas fixé entre la première et la dernière page. Les couvertures contiennent le texte ; elles ne le ferment pas. C'est la leçon de Tristram Shandy, de Sterne : nous pouvons plonger dans un texte et en sortir n'importe où.»...
...Il continue de lire des écrivains contemporains : Cynthia Ozick, John Hawkes, Richard Ford, Ian Mac Ewan font ses délices. Les Soldats de Salamine, de Javier Cercas, l'a enthousiasmé. En revanche, il déteste les livres d'Amélie Nothomb et de Michel Houellebecq. Le succès du second, surtout, le dépasse.
«Nous lisons pour entendre l'écho ou la reconnaissance de l'expérience que nous avons eue. Houellebecq, c'est le roi nu que tout le monde voit habillé. Il est vide et plat, et je ne reconnais aucune expérience au néant et à la platitude.»
[1] Une histoire de la lecture, Actes Sud, 1998, ISBN : 2742715436
[2] Dans la forêt du miroir : essai sur les mots et sur le monde, Actes Sud, 2000, ISBN : 274272611X
[3] Journal d’un lecteur, Actes Sud, 2004, ISBN : 2742752005
[4] Kipling. Une brève biographie, Traduit de l'anglais par Christine Le Boeuf. Actes Sud, 2004, ISBN : 2742752013
Extrait d’un article de Philippe Lançon paru dans Libération du jeudi 30 septembre 2004
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