L'anar chic : Marcela Iacub rêve d'un monde qui déconnecterait la maternité de la procréation
Théoricienne roublarde et brillante d'un posthumanisme très libéré, l'Argentine Marcela Iacub a réussi en quelques années à mettre un grand boxon dans la galaxie féministe française. Intellectuelle d'un nouveau type, l'auteur de «l'Empire du ventre» ne représente peut-être qu'elle-même. Mais elle le fait super bien.
Qui est Marcela Iacub ? Une libérale sauvage, favorable à la prostitution et à la location d'utérus ? Une fille « fébrile » tentée par la « lesbophobie », comme semble le penser le magazine gay Têtu avec qui les ponts sont aujourd'hui rompus après deux années d'idylle ? Une antiféministe, dont la hargne à dénoncer « la synthèse que le mouvement féministe français a réussi à opérer entre ses propres revendications et les convictions du Vatican » ferait d'elle une « kapo de l'ordre patriarcal », selon les termes de la sociologue Christine Delphy ? A la voir sortir de chez Da Mimmo, la trattoria chicos du boulevard Magenta, « confuse » d'être en retard au rendez-vous, on n'a pourtant pas l'impression de voire débarquer le diable. Mais à l'entendre, une fois installée sous les lambris de son bel appartement haussmannien, on réalise qu'elle n'a pas usurpé la sulfureuse légende qu'elle construit à coups de bouquins décoiffants, de chroniques tranchantes dans Libé et d'interventions scandaleuses, telle sa défense aux côtés de Catherine Millet de la liberté de prostitution. Car si les thèses corrosives de Marcela restent corsetées dans ses textes par une langue classique, semée de pointes d'ironie, l'oral l'autorise à un style beaucoup plus... lâché. Ce qui lui permet de tirer avec jubilation sur tout ce qui bouge. Les féministes « officielles » - ces « intellectuelles organiques quasi bolcheviques » - en prendront ainsi plein la poire pendant cet entretien chaperonné par son perroquet Dragonella, qui vole sous les moulures en posant parfois ses griffes sur nos épaules, illustration des dangers du journalisme d'investigation.
MÈRE PORTEUSE, UN MÉTIER D'AVENIR ?
Avec son nouveau livre, l'Empire du ventre, Marcela Iacub ajoute une pierre à la brillante entreprise de déconstruction inaugurée par Le crime était presque sexuel (2002). Constatant la montée du « tout biologique » dans la filiation (aujourd'hui, il n'y a de vraie mère que celle qui a effectivement accouché), elle vient, comme à son habitude, enrayer la belle mécanique du droit en affirmant que la filiation n'a pas toujours résulté de l'engendrement par le ventre maternel. Car le code Napoléon, dit-elle, autorisait largement les filiations fictives et permettait ainsi à des couples inféconds d'avoir des enfants. Dans son argumentation, Marcela réserve une place particulière aux procès en « substitution » d'enfants intentés au XIXe siècle. Ce remplacement d'un enfant, par exemple mort-né, par un autre à la naissance est un délit pénal. Constatant qu'il était, dans les faits, rarement poursuivi, Marcela en conclue que la circulation des enfants entre procréateurs « biologiques » et couples stériles était finalement tolérée par le droit. Comme toute déconstruction du passé visant à en dévoiler le caractère plus sophistiqué que ce qu'en dit le présent, la thèse est séduisante. Pour la juriste, l'objectif est clair : s'élever contre la marginalisation des filiations adoptives et contre l'interdiction des mères porteuses, qu'elle impute au triomphe d'un féminisme maternaliste glorifiant la fonction procréatrice des femmes. « Sur cette question des locations d'utérus, écrit-elle, se jouent non seulement la définition de la maternité mais aussi la construction d'un nouveau féminisme en France. » Mais qui trop embrasse mal étreint. Stimulante, la démonstration pèche parfois par excès de généralisation, quand ça n'est pas par des contrevérités. D'abord, les affaires racontées sont-elles suffisamment nombreuses pour refléter une politique juridique générale ? En 2003, un fumeur de joints a été relaxé parce qu'il en faisait un usage thérapeutique : n'importe quel fumeur de bédo moyen qui tomberait sur une prose publiée en 2150 pour expliquer, décision à l'appui, que la France de Raffarin tolérait largement le haschich l'aurait sans doute un peu mauvaise.
BASES ERRONÉES
II y a plus gênant : Iacub répète qu'avant la loi de 1972, l'enfant dont la paternité était contestée par son père légitime se voyait, par ricochet, également privé de sa filiation maternelle. Point capital qui lui permet d'affirmer que cet « interdit barbare » était compensé par des « libertés aujourd'hui inouïes », comme « la possibilité qu'avait une femme mariée d'établir un lien de filiation avec un enfant dont elle n'avait pas accouché ». L'ennui, c'est que cette proposition est... fausse : contrairement à ce qu'elle affirme, l'enfant désavoué par son père conservait une filiation à l'égard de sa mère). Apparemment anodins, ces détails fragilisent les constructions intellectuelles de Marcela Iacub. Et déroutent de la part d'une intellectuelle revendiquant sa qualité de juriste, espèce bizarre que le pékin moyen crédite tout de même d'une certaine rigueur. Dura lex, sed lex. Ces échafaudages conceptuels ont pourtant la beauté des séductions étranges. Ils donnent envie de suivre cette quadra à la beauté volcanique — élevée en Argentine dans un milieu bourgeois avant d'atterrir en France en 1989 — dans la trame de sa réflexion pour « une autre histoire de la maternité » et la condamnation de cette « mort sociale qu'est la maternité sans emploi, sans autre projet que la précarité future ». Condition désespérément féminine contre laquelle elle s’insurge en rêvant d'un monde qui déconnecterait la maternité de la procréation et verrait « la disparition juridique des hommes et des femmes » car « le genre doit rester une question privée » ; un monde où l'engendrement serait assuré par des professionnelles — « un métier comme un autre » — dont les « exclus de l'ordre procréatif » loueraient les services : stériles, ménopausées, couples de garçons, femmes préférant s'éviter le désagrément d'une grossesse. Certaines y voient un « ultralibéralisme individualiste, comme si il n'y avait pas de rapports de pouvoirs dans notre société » (Christine Delphy), un anarchisme chic, qui ne serait pas à la portée de toutes les bourses.
«UN FÉMINISME MINORITAIRE»
Pourtant, cette position perpétuellement « off shore » vaut à Marcela Iacub une certaine admiration : François Cusset, l'auteur de French Theory, — un essai sur l'influence de la pensée 68 sur les campus américains — salue « son courage à déconstruire les discours pseudo transgressifs » et y voit un « geste foucaldien apte à dénoncer le conformisme des non-conformistes ». Autrement dit, l'Argentine importe un produit rare sur le marché français des idées, mais familier de la scène intello US : le penseur éructant contre un Grand Capital dont il tire par ailleurs de substantiels revenus, tel Noam Chomsky, linguiste plus ou moins marxisant, professeur au prestigieux MIT de Boston.
«JE VOULAIS INTRODUIRE LE RIRE DANS LA SEXUALITE. MAIS ON NE ME L'A PAS PARDONNE.»
A se demander ce que cherche, au fond, Marcela Iacub, on se surprend à l'imaginer comme une petite fille défonçant de ses talons rageurs un beau château de sable : à cause de cette jouissance enfantine à démolir les savantes constructions du droit des adultes, de ce rire accompagnant les mea culpa rétrospectifs qu'elle concède sur certaines « plaisanteries un peu lourdes » passées ou de l'explication qu'elle donne à l'indiscipline de son perroquet - « H est bête, il a une tête trop petite. C'est une bête bête. » Elle se défend pourtant de ce qui pourrait alors passer pour de l'irresponsabilité, comme à propos de son précédent livre, Qu'avez-vous fait de la révolution sexuelle ?, dont elle prétend ne pas comprendre qu'il ait foutu le boxon dans la galaxie féministe : « Je voulais seulement introduire le rire dans la sexualité, à cette époque du gouvernement Jospin qui était tellement pathétique. Mais on ne m'a pas pardonné ce bouquin, parce que les gens aiment bien que l'on prenne un ton doctoral pour parler. » Rattrapée de justesse par la publication du Fausse Route d'Elisabeth Badinter, qui entonne le même chant de dénonciation de la posture victimaire, elle reste aujourd'hui dans une position dangereuse, sur la défensive, mais toujours prête à dégainer. « Le problème, dit-elle, est que je représente un féminisme minoritaire en France. » « Elle ne représente qu'elle-même », rétorquent plus crûment certaines.
DÉCLARATION DES DROITS DES ANIMAUX
Le meilleur des mondes selon Marcela ? Débarrassé de la notion de sexe - « II faut supprimer cette référence de la loi qui a remplacé la distinction entre le normal et l'anormal » -, débarrassé aussi de cette vieillerie que serait la notion de « personne » en droit (seuls les êtres humains sont des sujets de droit), qu'elle dézingue comme « une catégorie normative qui ne recouvre aucun phénomène empirique ». Affirmation théorique discutée mais qu'elle présente comme une évidence, et qui pourrait aboutir à ce que son perroquet soit aussi reconnu comme une personne titulaire de droit : ce qui nous promet d'autre livres à scandales, dans la lignée des théories anti-spécistes favorables à une déclaration des droits des animaux. Et qui donnera encore du fil à retordre aux gardiens déboussolés d'une pensée humaniste aujourd'hui mal en point. Posthumain, quand tu nous tiens...
« L'Empire du ventre : Pour une autre histoire de la maternité », Marcela Iacub, Editions Fayard, 365 pages
TECHNIKART n°87, Cyrille Ouvert, novembre 2004