Mihloud (auteur anonyme)
Un Arabe et un Américain à Paris. Ils s'aiment. C'est « Mihloud », un roman anonyme : la famille de l'auteur, mort du sida, n'a pas autorisé la publication de son nom
Mihloud, en arabe, c'est le mot pour la naissance ou le réveil. Jeune, marocain, sans papiers, Mihloud travaille dans la tranchée creusée devant la porte d'un antiquaire pour y poser de nouvelles lignes téléphoniques.
Alan, issu par son père du ghetto juif polonais, est un Américain à Paris. Un de ces gays qui s'exilent parce qu'ils ne sont de nulle part, avides d'amours exotiques, de voyages érotiques, à la recherche impossible d'un alter ego de rêve. Quand un matin, devant sa porte, dans la bande crasseuse des ouvriers trempés par la pluie, il rencontre le sourire du jeune Arabe et ses yeux de braise ; il cède instantanément à leur rayonnement. Une faille s'ouvre en lui, leur histoire commence.
Si dissemblables, comment peuvent-ils se retrouver ? Ce ne serait qu'une simple histoire de baise, mais, dès les premiers mots, une passion s'ébauche entre le bourgeois des beaux quartiers et cet immigré qui habite Belleville.
Immigré, Alan l'est aussi, écartelé entre cette Europe retrouvée et cette Amérique reniée. Mais, en lui, les racines sont, croit-il, extirpées à jamais. Il est libre. Que Mihloud lui offre son sexe, et c'est le salut qu'il lui apporte. Un ancrage pour cet esseulé, malgré les amis, cet apatride. Qu'est-il sinon ce « voleur de sperme », comme il le dit lui-même, à la passion destructrice et stérile ?
Mihloud, lui, n'a pas fini de régler ses comptes avec l'oppressante tutelle de la famille. Qu'il redonne à Alan goût à la vie et mette fin à sa solitude ne le libère en rien des liens qui depuis toujours le contraignent. Aux yeux du clan, il reste l'un des leurs. Et chaque fois, il lui faut répondre, malgré lui, à ses exigences. Coups de fil, disparitions mystérieuses, demi-mensonges, demi-aveux, l'histoire de famille peu à peu étrangle l'histoire d'amour, sous les yeux aveugles d'un amant impuissant à comprendre au début.
Le mérite de cette histoire cruelle est la patiente reconstitution, menée avec la lenteur du désir inquiet et très vite jaloux, qui conduira Alan au bord du gouffre. Mihloud est une énigme qu'il s'essaye à déchiffrer ; quand il l'aura comprise, il sera trop tard. Un peu comme ces héros antiques - Œdipe - qui marchent dangereusement à côté de la vérité sans jamais le savoir.
Les deux amants, désespérément vont à la rencontre l'un de l'autre. Figure étonnante que celle de Mihloud, si fortement ligoté par le poids d'une tradition, d'une civilisation, et néanmoins prêt à aller jusqu'au bout de son amour pour Alan. Amour exemplaire, qui va à l'encontre des préjugés d'Européens à l'égard de ces « Arabes », objets de plaisir, rarement objets d'amour.
« Un amour peut-il être assez fort pour surmonter les conflits de civilisation et de culture ? » [page 7]
C'est, de l'avis de Simone de Beauvoir qui a préfacé ce livre, la question poignante que pose son auteur.
Ce roman est celui d'une vie. L'histoire est vraie. Sa lecture m'a bouleversé par les rires, les couleurs, la sensualité lumineuse et si joyeusement impudique qui habitent ses pages. Tout cela dans une langue simple, belle, avec des maladresses heureuses, qui rend la vie dans un mouvement passionné, violent, inéluctable.
■ Mihloud, Editions Alinéa, préface de Simone de Beauvoir, 1986, ISBN : 2904631232