La rebelle, Benoît Duteurtre
Eliane Brun, est présentatrice de télévision à «L’Autre Canal» et femme d’édition, elle est «la rebelle» de service ... Elle présente des émissions de télévision dans lesquelles elle tente de mettre en application ses idéaux, de jeunesse pour la plupart, de l’air du temps pour les autres.
Elle souhaite donner la parole aux faibles, parmi lesquels elle se compte volontiers, et lorgne non sans scrupule sur l’éventualité d’un poste mieux payé et plus valorisant.
Eliane entend bien libérer la société de ses préjugés réactionnaires. Mais elle a autant le cœur dur que la tripe sensible : sa compassion pour la misère du monde est à la mesure de son intransigeance pour ses subordonnés et tous ceux qui ne pensent pas comme elle. Elle est surtout contaminée par un terrible virus qui ronge notre époque : la tyrannie du bien.
Dans cet esprit de résistance, elle anime une é-MISSION, «la Chasse aux sorciers», dont le but est de traquer, caméra au poing, tous les affreux de notre temps (l'émission est sponsorisée par Zip, insecticide contre toutes les vermines) : racistes, pollueurs, patrons non citoyens, rien n'échappe à la vigilance d'Eliane. On l'aura compris, la jeune femme est une combattante qui n'hésite pas à invectiver tous azimuts Bush, le pape, Bill Gates, tous les puissants de ce monde qui ne demanderont pas de droit de réponse à sa direction.
Le retour à la réalité sera douloureux. Sitôt éteints les projecteurs du plateau, ne restent que les mécanismes économiques, la dureté et la lâcheté des hommes. Elle est renvoyée de « L'Autre Canal » : Sois rebelle et tais-toi. La vérité est que la chaîne de télévision qui l'emploie vient de se faire racheter.
Elle est alors embauchée à la Cogéca [rebaptisée en « Rimbaud Project » avec visage du poète en logo, afin qu'elle entre de plain-pied dans le XXIème siècle] par Marc Ménantreau, PDG, jeune énarque, qui n’est pas sans rappeler le dirigeant d’un empire économique ayant fait parler de lui il y a peu lors d’un licenciement aux indemnités colossales...
Payée à prix d'or par sa nouvelle entreprise, pour innover dans la fureur subversive et le projet séditieux, elle assume fièrement cette contradiction.
Mais Eliane ne voit pas qu’elle participe au jeu de la domination, un jeu complexe avec baron, bonimenteur, escamotage perpétuel des dés … la rebelle va le payer cher.
Le livre se termine sur l'île d'Yeu et atteint au sublime. Eliane a tout perdu. Elle fait face à la tombe de Pétain. Elle la défie. Elle crache dessus.
La rébellion a toujours le dernier mot.
Il n’est jamais innocent qu’un romancier habite le corps et l’âme d’une femme plutôt que ceux d’un homme (Cf aussi Philippe Besson à propos des « Jours fragiles ») : le sujet, Eliane Brun, permet à l’auteur de balancer, sur le mode de la satire, avec force séquences humoristiques, un certain nombre de bombes sur la société dans son ensemble : un patron qui n'a que les mots «jeunesse», «imagination», «mouvement» à la bouche ; un aristocrate désargenté, Cyprien de Réal, qui veut se refaire en vendant des «fermes éoliennes» génératrices d'«électricité propre» aux élus locaux ; Farid, un jeune informaticien de la Cogeca, homosexuel, lequel vit une relation en demi-teinte avec un homme de dix ans son aîné qui n'a de cesse de lui réclamer une vie de famille calquée sur le modèle hétérosexuel, une «caricature gay de la famille française» selon Farid …
Benoît Duteurtre prend un malin plaisir à mettre en évidence les contradictions qui minent la vie des uns et des autres :
«Etre rebelle, lui dit Marc Ménantreau, c'est refuser l'idée que le monde est figé. Et pour moi, chef d'entreprise, c'est respecter les clients et les actionnaires, les entraîner dans une aventure qui ne soit pas seulement une affaire de dividendes.»
In fine, le constat est assez implacable : il n’y a plus de rebelles si l’on entend par là des esprits contestataires jouissant de l’indépendance qui leur permet de dénoncer les exactions des détenteurs de tous les pouvoirs.
■ La rebelle, Benoît Duteurtre, Editions Gallimard, 2004, ISBN : 2070735001
L’auteur : Benoît Duteurtre est né en 1960 près du Havre. Auteur d'une dizaine de livres, musicien, critique musical, producteur et animateur d'une émission de radio consacrée à la musique, membre du comité de lecture des éditions Denoël... Benoît Duteurtre joue sur de nombreux tableaux ! Sa carrière littéraire est favorisée par l'incitation de grands noms de la littérature : à l'âge de quinze ans il montre ses premiers textes à Armand Salacrou, puis Samuel Beckett, auquel il a envoyé quelques textes, lui conseille de publier sa première nouvelle dans la revue « Minuit ». Mais c'est en 1985, lors de la publication de son premier roman « Sommeil perdu » qu'il commence à vivre de sa plume. Ce livre lui ouvre les colonnes de la presse, et notamment de la presse spécialisée dans la musique. La musique : la seconde passion de Benoît Duteurtre. Pianiste de formation, il a créé « Musique Nouvelle en Liberté », une association destinée à soutenir les jeunes compositeurs. Il est également producteur à France Musique où il anime chaque samedi matin « Etonnez moi Benoît ». Mais depuis 1989, et « L'amoureux malgré lui » (premier volet d'une comédie sociale moderne), Benoit Duteurtre est surtout connu pour ses romans, traduits dans une dizaine de langues (Tout doit disparaître, Gaieté parisienne, Drôle de temps, Les malentendus, Le voyage en France, Service clientèle).
Du même auteur : Tout doit disparaître