La confusion du consentement par Marcela Iacub
La modernité sexuelle se flatte de n'avoir gardé, comme critère départageant les actes sexuels licites et illicites, que le consentement des partenaires. Ce critère pose de redoutables problèmes de preuve. Mais il confronte aussi notre morale sexuelle à ses propres paradoxes. Les juristes comparent le consentement éclairé que l'on est censé donner pour un rapport sexuel à celui exigé pour une intervention chirurgicale. Cette pratique paraît inconciliable avec l'idée que la passion amoureuse serait le cadre idéal pour entretenir des relations sexuelles. Ne s'agit-il pas notoirement du genre d'état dans lequel notre jugement est altéré ? Mauvaise foi ! s'exclamera-t-on peut-être. Voire. La Pennsylvanie, voulant élargir le critère de la violence physique pour qualifier le viol, l'avait redéfini par le fait d'user de force «soit physique, soit morale, soit intellectuelle, soit psychologique». Elle en découvrit les étranges conséquences à l'occasion d'une affaire jugée en 1989.
Une jeune fille de 15 ans accusa de viol son petit ami de 23. Surpris un jour en train de s'embrasser chez la jeune fille, ils allèrent continuer leurs ébats dans les bois où ils eurent une relation sexuelle. La jeune fille affirma par la suite qu'elle n'avait pas consenti. Aucun refus ne put être prouvé, aucun acte de force ni de menace. On jugea cependant qu'on disposait d'indices suffisants pour statuer qu'elle avait «probablement dit non», et que le garçon était «probablement conscient» de son refus. Jusque-là, hélas, rien que de très ordinaire dans ce genre d'affaires, dans lesquelles le doute ne profite guère à l'accusé. Cependant, l'affaire étant arrivée en appel, la cour cette fois précisa que, même si la jeune fille avait exprimé son consentement, cela n'aurait pas empêché cet acte sexuel d'être un viol, parce que «la victime était psychologiquement vulnérable à l'égard de l'accusé», du fait de leur différence d'âge et du fait qu'elle était amoureuse de lui («had an adolescent crush on him»)... Même un consentement explicite était invalide parce qu'il était obtenu par une contrainte psychologique : l'amour. Le garçon fut condamné à cinq ans de prison. L'arrêt suscita une large réprobation, et contribua à ce que les Etats américains qui souhaitaient élargir la notion de viol n'aient pas recours à cette notion de la «contrainte psychique». La France, elle, n'a pas eu ces scrupules : ce critère y est particulièrement prisé non, certes, jusqu'à présent, pour juger l'amour, mais plutôt pour des situations dans lesquelles il est manifestement absent.
Dans une affaire jugée en septembre 2002, une jeune fille de 15 ans fit condamner à des peines allant de cinq à douze ans de prison, 18 mineurs, dont 2 filles, pour lui avoir imposé pendant tout un hiver fellations et sodomies dans différents lieux. Or la jeune fille n'habitait pas à l'endroit où les faits ont eu lieu, et devait faire un long trajet pour s'y rendre. On expliqua cela par une «sidération psychique». De nombreuses affaires de «tournantes» sont bien entendu clairement des viols collectifs. Mais il arrive aussi que les magistrats utilisent des raisonnements qui renvoient à la contrainte purement psychologique : «Ils se sont servis d'elle qui pensait que quand on engage son corps on engage son coeur» ; ou bien «dans les tournantes, le refus de la jeune fille n'est pas forcément manifeste et les garçons se croient autorisés à aller jusqu'au bout» ; ou encore «dans les quartiers, les filles sont souvent considérées comme des choses qu'on possède. Malgré elles, elles l'intériorisent». Alors, comme dans l'affaire de Pennsylvanie, que le refus soit explicite ou non n'est plus la question : la relation est telle que ces actes sexuels ne peuvent être que forcés.
En l'occurrence, le signe manifeste du refus sembla être pour la cour les symptômes que la jeune fille avait développés par la suite : elle passait des heures cloîtrée dans son appartement, à vomir et à se laver sans cesse, à agresser ses proches, et a même tenté de se défenestrer. On aurait pu penser qu'il s'agissait de symptômes de sa propre culpabilité. Mais on les considéra comme indices d'une contrainte extérieure. En somme, ces jeunes gens auraient abusé de la fragilité psychique de la jeune fille, de ses pulsions autodestructrices. Mais peut-on prendre un sentiment de culpabilité comme le signe du non-consentement à un acte ? On utilise même à certains égards la sanction pénale pour soulager la jeune fille de sa culpabilité, en lui disant : «Tu n'étais pas vraiment consentante.» Dès lors, on se trouve à évaluer la «vraie liberté» des personnes, au-delà même des indices clairs et manifestes de leur consentement ou de leur refus. Certes, le consentement est une convention juridique, qui ne traduit pas nécessairement la vraie liberté. Mais ce dont le droit a besoin, ce n'est pas d'être transparent à la liberté métaphysique, c'est de conventions communes et extérieures, afin de ne pas livrer la sécurité juridique des personnes tout simplement à l'arbitraire. L'abîme entre la liberté et le consentement est certes un problème passionnant, mais craignons une société qui traduit ces profondes énigmes en peines d'autant plus incompréhensibles, qu'elles sont énormes.
Libération, Marcela Iacub, mardi 30 novembre 2004