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La confusion de l'amour par Marcela Iacub

Publié le par Jean-Yves Alt

Un des traits les plus marquants, dit-on, de la révolution des mœurs est que les couples ne sont plus fondés sur les contraintes du mariage, ses corsets en dentelles et ses vertus hypocrites. Ils n'ont désormais qu'un seul instituteur : l'Amour. Roméo et Juliette représentent toute l'horreur d'un temps où les entraves externes empêchaient que l'amour donne ses fruits innocents ­ passé avec lequel nous aurions heureusement rompu. Depuis quelques années cependant, législateurs, intellectuels et braves gens s'inquiètent : ce règne des affinités électives, loin d'avoir permis la fondation d'unions plus stables et plus étroites, s'accompagne d'une extrême divortialité (presque la moitié des couples), avec les problèmes que cela pose lorsqu'ils ont des enfants en bas âge : résidences alternées impossibles, familles monoparentales, amorces d'exclusion sociale, contentieux interminables... Au mieux, on arrive à survivre comme couple parental, avec les limitations que cela implique pour la liberté de chacun.

Il est certain que, si l'idéal de la vie de couple persiste, il n'est plus garant d'aucune continuité ni d'aucune stabilité. Les pouvoirs publics, méfiants à l'égard de ce qu'on appelle la «contractualisation de la vie privée» (en témoigne la longue résistance à la réforme du divorce), sont tentés de réintroduire de l'institution, du non-négociable, de la contrainte. Mais ils le font désormais surtout par le biais de la filiation, en recentrant la construction d'unités familiales autour des femmes et en tendant à faire payer (littéralement) aux hommes l'instabilité des couples. Est-ce à dire que nous sommes condamnés à l'alternative que Balzac avait posée dans ses Mémoires de deux jeunes mariées : mourir d'ennui ou mourir d'amour ? Il se peut qu'on s'égare en posant ainsi le problème, comme s'il s'agissait de trouver enfin le bon fondement pour l'organisation juridique des couples. Peut-être le problème est-il ailleurs, en amont, et plus précisément dans la manière dont on a institutionnalisé la sexualité, et dans le malentendu inévitable qu'elle implique sur le sens du mot «amour» lui-même.

Un philosophe du XIXe siècle, qu'on ne lit décidément pas assez, Charles Fourier, avait beaucoup réfléchi à cette question. Il pensait, en substance, que notre civilisation était victime d'une confusion entre la sexualité et l'amour. Il regrettait qu'un sentiment si raffiné soit galvaudé et perverti par la déconsidération et le mépris dont les plaisirs sexuels étaient l'objet. Ceux-ci, tenus pour dégoûtants par notre civilisation dès qu'ils se présentent à l'état brut, sont forcés à se sublimer et à se racheter par le sentiment amoureux, qui devient ainsi la monnaie d'échange de cet obscur trafic. Pure justification de nos pulsions sexuelles, l'amour n'a jamais la possibilité de s'affirmer pour lui-même, de se complexifier et de se stabiliser, de croître au lieu de diminuer avec le temps. «Nos savants, écrit Fourier dans le "Nouveau Monde amoureux", ont traité l'amour matériel comme un torrent dont on essayerait de barrer le lit sous prétexte qu'il est dévastateur.» Le résultat est que cette entrave produit beaucoup plus de ravages que ceux qu'on voulait éviter, puisque la sexualité est devenue à la fois omniprésente et cachée, et qu'on a «réduit le sentimental en vil esclave qui n'intervient que pour servir de masque».

Vous serez peut-être tentés de rétorquer que ces astucieuses remarques ne sont plus valables aujourd'hui, notre révolution des moeurs ayant précisément «libéré la sexualité». Voilà bien l'erreur qui obstrue notre approche des questions familiales. Car nos politiques sexuelles sont bien plus en continuité avec celles du temps de Fourier que nous ne l'imaginons. Au fond, la libération de la sexualité a signifié surtout un changement dans les termes du rachat. Si elle se monnayait jadis contre le mariage, elle le fait aujourd'hui contre un sentimentalisme pauvre et éphémère que nous prenons pour notre «vérité» et notre «authenticité». On cherche à protéger la société des ravages imaginaires qu'une sexualité sans âme produirait. On valorise celle qui est susceptible de produire du lien social, d'ouvrir à un projet concubinaire, de nous révéler notre moi profond. Mieux, voulant en finir avec la hiérarchie entre les enfants «légitimes» et «naturels» ou «adultérins», on a admis que tous les enfants naissent non des unions légales mais du coït, confondant ainsi le projet parental avec une attirance sexuelle qui en ressort comme plus énigmatique, plus profonde, plus spirituelle. On nous laisse penser que tout le reste est dangereux, proche du crime, hanté par toutes sortes de dominations et d'oppressions.  

Ce faisant, on a rendu ces relations amoureuses aussi instables et incertaines que l'attirance sexuelle même dont on se méfie tant. On n'a donné aucune chance à l'amour. On ne sait toujours pas ce qu'il peut. On le confond avec une passion niaise, confuse, et pour tout dire trouble. Si on avait réussi à séparer le sexe des sentiments, comme on l'a fait avec la procréation, nous aurions peut-être non seulement une sexualité plus joyeuse, mais aussi des couples fondés sur quelque chose de plus que les sentiments : le projet merveilleux et improbable de construire ensemble «une vie».

Libération, Marcela Iacub, mardi 26 avril 2005

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