«La mémoire est faite de plans fixes» par Susan Sontag
Le 11 octobre 2003, l'écrivaine Susan SONTAG livrait à «Libération» ses réflexions sur la photographie :
Libération avait soumis à Susan Sontag quelques images de l'actualité du week-end des 4 et 5 octobre 2003, marquée, entre autres horreurs, par l'attentat à la bombe humaine dans un restaurant de Haïfa, en Israël. La photo qui nous arrêtait en sa compagnie était celle de la tête tranchée d'une des victimes, que notre journal avait refusé de publier. Extraits de cet entretien, publié le 11 octobre 2003.
▪ Fallait-il publier cette image ?
Je pense qu'il y a au moins deux raisons de ne pas la publier. La première, c'est qu'on distingue parfaitement le visage de cette femme décapitée. On peut donc supposer que ses proches, ses parents, ses amis, la reconnaîtraient, et on imagine la douleur supplémentaire qui pourrait en découler. L'autre raison, c'est que vous êtes français et que cette image renvoie à une mythologie très française, celle de la Révolution. A cet égard, de façon subliminale, une tête tranchée évoque immanquablement la façon dont la France a administré la peine de mort depuis la Révolution jusqu'à son abolition en 1981 : la guillotine. Voilà, ce sont plus des questions que des réponses.
▪ Lors des attentats du 11 septembre, les télévisions et les journaux américains ont refusé de diffuser des photos des cadavres. Pourquoi ?
J'ai posé la question à des rédacteurs en chef de journaux américains. Ils m'ont répondu que cela aurait été de très mauvais goût. Je me méfie de ce genre de raisons. Invoquer le mauvais goût alors que nos sociétés contemporaines, à des fins commerciales, sont saturées de mauvais goût, je trouve ça suspect. Derrière cette raison, il y en a une autre, nettement plus troublante, qui concerne le contrôle exercé par les Etats-Unis sur ce que le public américain, et par extension le public mondial, doit voir ou pas. De quel droit ? Qu'y avait-il donc de si dangereux à ce que des Américains voient des cadavres américains?...
▪ Y a-t-il des photos irregardables ?
Ce n'est pas la question. La photo brute n'existe pas. Tout dépend toujours du contexte, de tout ce qui encadre une image et qui peut radicalement en changer le sens. Une photo publiée dans un journal comme le vôtre n'est pas la même si elle est accrochée dans une exposition, qui n'est pas la même si elle est imprimée sur un papier de qualité dans un beau livre. C'est très banal ce que je dis, mais c'est une banalité qu'on oublie. Prenez la célèbre photographie de Robert Capa représentant un républicain espagnol fauché par une balle lors de la guerre civile. On sait, on dit, que cette photo a été mise en scène et que c'est cela qui pose problème. Comme si un photographe, dès lors qu'il cadre, n'était pas un metteur en scène. Ce qui m'a intéressé, c'est que, lorsque la photographie de Capa est parue en juillet 1937 sur une pleine page du magazine Life, en regard, sur l'autre page il y avait, au même format, une publicité pour une marque de brillantine avec le visage d'un bel homme bien peigné. Le regard va instinctivement de l'une à l'autre image. Il n'y a pas seulement une juxtaposition mais une véritable concurrence. Qu'est-ce qu'un lecteur du Life voyait en 1937 ? Une photo de Capa ? Une publicité pour la brillantine ? L'une puis l'autre ? Les deux ensemble ? Aujourd'hui, la télévision commerciale reconduit ce genre de troubles de la perception. Aux Etats-Unis, on peut imaginer que la diffusion du Shoah de Jacques Lanzmann soit interrompue par des publicités. Quand est-ce que le regard devient flou ? Pendant la publicité, image réputée futile ? Inversement, quand est-ce que le regard devient net ? Pendant les images de Shoah, réputées sérieuses ? N'est-ce pas plutôt une sorte de regard moyen qui s'installe en nous, un regard mou, net et flou en même temps ?
▪ Ce qui tendrait à renforcer l'hypothèse selon laquelle un trop plein d'images nuit à leur perception ?
Non. Depuis, mes séjours à Sarajevo entre 1993 et 1996, je regarde les photos de guerre différemment, même si je peine à exprimer cette différence. C'est bête à dire, mais la plupart des images de guerre, surtout les plus atroces, sont vraies. Je suis partisan de publier ce genre d'images et même toujours plus. Pour une raison essentielle : notre mémoire est faite de plans fixes. Si elle n'est pas nourrie d'images, de photographies, c'est beaucoup plus facile de devenir amnésique.
▪ Y a-t-il une image qui vous ait particulièrement incitée à réfléchir «devant la douleur des autres» ?
Ce qui reviendrait à me demander quel est mon livre préféré ? Des centaines, évidemment. Mais il est vrai que lorsque j'avais 12 ans, dans une librairie de New York un peu poussiéreuse, j'ai ouvert un livre sur les camps de concentration où étaient insérées vingt-quatre photos. Vraiment le choc. Surtout cette photo de centaines de lunettes de déportés entassées en pyramide. Derrière chaque paire de lunettes, il y avait eu un homme, une femme, un enfant. Ce qui était abstrait, de l'ordre du ouï-dire, est devenu réel. L'être humain était capable de ça.
Libération, Luc BRIAND et Gérard LEFORT et Clémentine MERCIER, mercredi 29 décembre 2004