La presqu'île des brouillards, Francis Robert
Un homme de trente ans – il s'appelle François – échoue, après des années de prison (pour quel crime ? une histoire enchâssée dans le roman), dans un village du Médoc, entre fleuve et océan, loin de la civilisation. Il achète le Monastère et se lie d'amitié avec quatre vieillards : une femme nommée Zélie au service du curé, M. Barrêt, instituteur à la retraite et un homme amnésique désigné par le vieux.
Lentement, François découvre que ses compagnons sont les survivants et les témoins d'un secret qu'il n'aura de cesse d'élucider. Ses investigations, dans le monastère qu'il habite, lui font découvrir deux lettres – F & J – entrelacées, gravées sur le manteau de la cheminée, un portrait d'adolescent, des photos prises en 1914 :
« […] il retira […] une photographie. Celle-ci représentait quatre personnes : une fille, deux garçons, une femme d'un certain âge. C'était au bord de la mer. La jeune paysanne, en sarrau, tenait sa benèze à la main. Elle avait une stature solide, un visage plein, qu'auréolait le déploiement d'une chevelure brune retenue par un chignon. Ses yeux étaient d'un noir farouche. Elle ne souriait pas. Tout en elle exprimait le caractère. Accoudée à la calèche, ombrelle et chapeau de paille, la femme avait un air lointain. Elle ressemblait à l'adolescent, qui se tenait à sa droite : même complexion délicate, même grâce, même blondeur. L'autre garçon, bien charpenté, l'œil et le cheveu sombres, était tout assurance et joie de vivre. Il avait une main sur la hanche, un bras sur l'épaule de l'autre. On aurait dit que les deux jeunes gens souriaient de connivence, François retourna la photographie : « 14 juillet 1914. Soulac-sur-Mer. Zélie. Maman. François et moi. » Il regarda de nouveau les visages. Zélie, cette jeunesse... et ce « moi », était-il l'adolescent disparu dans l'incendie du Monastère, ce Jean, dont les vieillards n'avaient jamais cessé de porter le deuil ? Ressemblait-il au portrait ? Il ne savait plus. Et puis ce prénom : François. Le sien. Expliquait-il l'enlacement des initiales sur la pierre de la cheminée ? » (p.84)
Plus tard, les confidences de Zélie et du prêtre, lui permettent de reconstituer l'histoire d'un couple : François et Jean, dont la servante racontera :
« On vit alors une chose extraordinaire, ici, parmi les honnêtes gens : les deux garçons vivaient comme on fait en ménage. François ne quittait plus le Monastère que pour des courses, qu'il allait à cheval faire à Lesparre pour s'éviter de tomber sur quelqu'un d'ici. Un jour, monsieur le curé, j'étais présente, dit à Jean : "Mon garçon, tu te perds." "Eh bien, monsieur le curé, je vous aime et je vous respecte mais tous les livres de la terre ne vous permettraient pas de me comprendre." Voilà sa réponse. Je n'ajoute pas un mot. Moi-même un matin, m'en revenant des herbes, je rencontre François, qui galopait vers Couquêques. J'étais jeune et forte. Je le laisse venir à moi, l'air de rien. Quand il se trouve à ma portée, je l'arrache à la bête, nous roulons au fossé. Je lui dis de tout, Dieu me pardonne, ça n'était pas joli. Je le gifle, le griffe, le mords. Je lui tire la tignasse. Je lui fais entendre qu'il est un saligot. Je lui crie pis que pendre. Mais allez donc remuer ces créatures ! Il était plus robuste que moi, du reste. Il me fait lâcher prise, m'envoie deux taloches pour terminer. Il s'en va. Ah ! je l'aurais tué... » (p. 150)
C'était en 1914 !
Avec passion, Francis Robert décrit – en utilisant la structure savante d'un double récit en miroirs – l'univers paysan, le rythme alangui du temps, et de façon poignante le mystère de ces fantômes jeunes et beaux qui hantent le Monastère. Son écriture nourrie de la profusion des saveurs terrestres en intensifient l'intemporalité.
Le dénouement est romanesque en diable : le vieux sans mémoire était François qui avait aimé Jean. De deux ans plus âgé, sauvage et d'une virilité à faire rêver, c'est lui qui a emporté dans le feu de l'amour (et dans l'apothéose d'un véritable incendie) son très jeune, très beau et sensible amant de dix-huit ans. François fuit alors dans la guerre et revient longtemps après dans le village du drame où toutes les histoires personnelles se conjuguent.
Plus d'un demi-siècle plus tard, le François narrateur écrit sa propre histoire marquée d'une mémoire qu'il s'approprie :
« Dans cet univers clos, toute chose se dé-crée pour renaître à l'identique, tout signe est prémonition. On dirait que le passé et l'avenir se croisent, comme deux trains se télescopent. Les âmes recluses n'attendent que le retour des corps... » (p. 140)
Le temps fait son œuvre. Au bout du chemin, là-bas dans ces terres noyées de brume, François rencontrera un autre... Jean. La mort peut donner naissance à la vie et l'amour entre hommes n'est pas obligatoirement condamné à la tragédie.
Une scène profondément charnelle, violente, solitaire et magnifique – qui fait écho à un passage du Vendredi de Michel Tournier – montre François (celui qui enquête sur le passé) jouir, de son sexe et de toutes les fibres de sa peau, au plus profond de l'herbe, son corps nu fouetté par la pluie. (1)
Francis Robert aime la terre, le passé, la vieillesse et les maisons mélancoliques. Il a su évoquer, à l'abri de la complaisance inhérente au genre, l'amour qu'il porte à l'adolescence. La presqu'île des brouillards alterne sérénité et violence. Une fiction extravagante qui transmet la vérité de vies cachées mais ordinaires, comme ces photos jaunies qui disent la brutalité du bonheur.
■ La presqu'île des brouillards, Francis Robert, François Majault éditeur, 1991, ISBN : 2908898039
(1) : Lire cet extrait
Du même auteur : Moi, Augusta Vidal