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« Depuis 1945, la mémoire des déportés a été instrumentalisée »

Publié le par Jean-Yves Alt

Pieter Lagrou, historien, explique l'évolution du regard porté sur le génocide des juifs en Europe en soixante ans et s'attarde sur la fabrication de la mémoire après la libération des camps. […]

■ Dans votre livre "Mémoires patriotiques et occupation nazie", vous vous intéressez aux conséquences de la guerre en France, en Belgique et aux Pays-Bas. Comment dans ces trois pays en arrive-t-on à marginaliser le génocide des juifs ?

Il faut se replacer dans le contexte de l'époque. Dans l'immédiat après-guerre, il ne s'agit pas de vérité historique, mais de justice sociale : les rescapés qui reviennent ont-ils droit à des soins médicaux gratuits, des indemnités, des retraites ? Les problèmes matériels sont énormes : problèmes d'appartement, d'emploi, de poursuite d'études pour les plus jeunes... Face à cette situation, en France et en Belgique, il y a un cadre légal, celui hérité de la guerre de 1914-1918. Car en 1918, un énorme travail a été fait pour les anciens combattants. Le système repose sur la «carte du combattant», véritable «sésame», qui donne accès aux droits sociaux : indemnités d'invalidité, indemnités pour veuves et orphelins, retraite.

La difficulté, c'est que ce système est unifié. Au cours de la Grande Guerre, est combattant tout soldat ayant effectué trois mois de service actif au front. Or, après 1945, des soldats de l'active, il n'y en a pas beaucoup la plupart repartent au Sénégal et au Maroc. Il faut donc adapter le système. Un certain François Mitterrand bâtit sa carrière politique sur la défense du statut du prisonnier de guerre, en expliquant qu'il suffit de leur donner la carte de combattant. Les poilus hurlent au scandale : comment assimiler, disent-ils, les rudes combats dans les tranchées au sort de prisonniers qui n'ont jamais tiré un coup de fusil et sont restés cinq ans sans combattre en Allemagne ? Il faudra l'arrivée de Mitterrand au ministère des Anciens Combattants pour trancher ce conflit générationnel en faveur des prisonniers de guerre. Pour tous les autres, on va chercher quelle expérience, dans cette Deuxième Guerre mondiale, équivaut à celle des poilus de la Grande Guerre. Les déportés sont ceux qui ont vraiment souffert.

■ C'est ainsi, dites-vous, qu'on en arrive aux camps de concentration.

Oui, mais surgit un nouveau conflit. Les gaullistes sont d'accord pour accorder aux déportés la carte de combattant, à condition que leur souffrance résulte d'un véritable engagement. En clair, ils sont favorables au sésame pour les déportés résistants, mais pas pour ceux qui ont été déportés parce qu'ils étaient juifs, francs-maçons ou par erreur. Ce sont certes des victimes, poursuivent les gaullistes, mais ils n'ont pas droit aux mêmes indemnités car la nation n'a pas la même reconnaissance à leur égard. Face aux gaullistes, les communistes. Eux vont prétendre que toutes les victimes sont des antifascistes, donc des combattants. […]

■ Comment sera tranchée la polémique ?

Par un compromis, en 1948. En France comme en Belgique, on va créer deux statuts : l'un honorifique, l'autre moins. En gros, la discrimination financière va être réduite, mais on va consacrer, dans la loi, la différence entre deux catégories de déportés : le déporté de la résistance et le déporté politique parmi lesquels les juifs, mais aussi les otages, les victimes de rafles et de représailles et, à l'exception des droits communs, tous ceux arrêtés pour tout autre motif qu'un «acte de résistance à l'ennemi». Les communistes se retrouvent dans les deux catégories, puisque certains ne peuvent démontrer qu'ils ont «résisté à l'ennemi». Il est donc excessif de prétendre que la dimension du génocide juif a été niée au lendemain de la guerre. Le PCF s'est battu pour le droit aux indemnités des victimes juives. D'ailleurs, face aux gaullistes qui feignent de croire que les communistes veulent délivrer le statut du combattant à tout le monde, juifs et droit-commun (qui représentent un tiers des déportés), les communistes répliquent, en gros : «Oui, on inclut les juifs. Seriez-vous aussi antisémites que les nazis que vous prétendez combattre ? Est-ce que, lorsque vous faites le décompte des morts du nazisme, vous enlevez les 5 à 6 millions de juifs ?» […]

■ Il y a pourtant une grande différence entre le regard porté sur le génocide juif au lendemain de la guerre et celui qui prévaut ensuite.

Bien sûr. Arrive la guerre froide. Les communistes, qui veulent mobiliser contre le réarmement allemand et la réconciliation franco-allemande, s'efforcent de ranimer la flamme du souvenir sur le thème : «Est-ce qu'on va donner l'arme nucléaire aux généraux hitlériens qui n'ont pas hésité à gazer des millions de juifs ?» À partir de la fin des années 50, commence le phénomène de pèlerinage, notamment à Buchenwald et à Auschwitz qui va bientôt être érigé en monument national polonais et en symbole de l'antifascisme international. Les communistes vont essayer de faire la même chose en Autriche et en Allemagne de l'Ouest. Mais à Mauthausen, près de Vienne, et à Dachau, en Bavière, les autorités vont contrer cette initiative et organiser leur propre instrumentalisation. Sont alors créés des «comités de camp» anticommunistes et, dans les années 60, on va jusqu'à construire une église catholique à Dachau, pour rendre hommage au martyre catholique, vingt ans avant le carmel d'Auschwitz. C'est après qu'on y rajoutera d'abord un temple protestant, puis une petite synagogue. Dans le discours de la démocratie chrétienne allemande de l'époque, le premier péché du nazisme est d'avoir attaqué l'Eglise catholique et les valeurs familiales.

■ Les années 1960 représentent-elles un tournant dans la représentation de l'Holocauste ?

Le procès d'Eichmann en 1962 puis celui de Francfort en 1964, où furent jugés une vingtaine de SS allemands en poste à Auschwitz, vont effectivement marquer un tournant. Sur le plan politique, la rupture est consommée en 1967-1968 avec la guerre des Six Jours et la réorientation de la politique soviétique à l'égard d'Israël entre les milieux juifs et les communistes. C'est là que la mémoire du génocide va se singulariser et éclipser les autres, avec de sordides querelles de chiffres les représentants de la mémoire patriotique et de la mémoire antifasciste vont essayer de démontrer qu'il y a eu plus de déportés politiques que de déportés juifs...

Puis, au cours de la décennie suivante, émerge une historiographie critique de la Collaboration dans tous les pays européens. Au cœur de cette historiographie, la démonstration que le vrai crime de la Collaboration est sa complicité dans la déportation des juifs. En France, cette phase se termine en 1995, avec le discours de Jacques Chirac qui, au Vél' d'hiv', rompant avec la doctrine gaullo-mitterrandienne, assume Vichy. La reine Béatrix a une démarche analogue presque au même moment aux Pays-Bas. Du coup, on ne peut pas faire comme si, depuis quarante ans, rien ne s'était passé, comme si le génocide était toujours tabou. Il a été reconnu au plus haut niveau de l'Etat, il y a même eu une reconnaissance financière des sommes sans précédent ont été versées, via la fondation pour la Mémoire de la Shoah. […]

■ […] les juifs ont incontestablement été les plus persécutés. En France, 97% des déportés juifs sont morts, 30% des déportés non juifs....

Bien sûr, le taux de survie indique bien la différence entre persécution et extermination, cette dernière étant réservée aux juifs, et avec une détermination encore plus forte aux Tsiganes. Pourquoi cette singularité n'a-t-elle pas été reconnue tout de suite ? Blocage ? Refus ? Surtout, d'autres mémoires, concurrentielles, semblaient plus urgentes. Celles des dizaines de milliers de survivants ont prévalu sur la mémoire des morts. […]

Libération, Nicole GAUTHIER et Béatrice VALLAEYS, samedi 29 janvier 2005

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