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Pour commencer... il faut simplement du courage

Publié le par Jean-Yves Alt

Réflexion avec Vladimir Jankélévitch.

Ce texte est un hommage à Henri Bergson (1859-1941) qui croyait plus en la personne qu’aux institutions. Pour Vladimir Jankélévitch (1904-1984), les philosophes font de l’histoire de la philosophie pour ne pas se confronter aux problèmes essentiels . Il fait la critique de la philosophie qu’il nomme « avec exposant » qui est une fuite vers l’histoire qui évite de prendre position sur le présent.

Le texte de Vladimir Jankélévitch est en blanc.

En rouge mes commentaires surajoutés au texte d’origine.


Ne point parler de la philosophie, non, mais en faire, voilà ce qui nous incombe ; mais les philosophes évitant le» problèmes eux-mêmes en faveur de la philosophie « avec exposant », préfèrent parler les uns des autres et ne sortent jamais des préliminaires. (Alors qu’il faudrait accéder au fondamental.)

Bergson nous rend, sensible pour la première fois l'idée que la philosophie est un acte que chacun fait pour son propre compte, comme s'il était seul au monde, comme s'il était le premier à le faire, comme si personne ne l'avait jamais fait avant lui ; naturellement cela n'est pas vrai, mais il faut faire comme si ; en cela, l'acte philosophique ressemble à l'amour : celui qui le fait, refait ce que des millions d'hommes ont fait avant lui ; (Nous sommes seuls en matière d’éthique : tout est toujours à refaire et par définition, il n’y a pas de progrès car chacun se retrouve toujours seul devant la radicalité de ses choix.) et pourtant il éprouve ce qu'il fait comme une chose toute nouvelle, inouïe, inédite et printanière : pour lui, refaire, c'est faire ; pour lui, recommencer, c'est vraiment commencer ; (L’éthique est toujours au commencement). celui qui aime pour la première fois est à sa manière un inventeur et un improvisateur de génie.

L'intention de Bergson n'était pas que nous refassions ce qu'il a fait, mais que nous refassions comme il avait fait ; (L’intention du vrai philosophe est que nous partagions ses interrogations plutôt que ses convictions.) Il est bergsonien de regarder la direction que Bergson nous montre, mais non point d'épiloguer sur le Bergsonisme, sur la place qu'il occupe, sur le tiroir dans lequel il convient de le ranger. C'est en cela que la philosophie est une poésie et que Bergson lui-même est une espèce de poète. (Quand je lis certains poèmes, je nais [naître] avec eux [idée de co-naissance : naissance et commencement.]) La poésie n'est pas faite pour qu'on en parle, elle est faite pour qu'on en fasse, (La philosophie est en cela une poésie) comme M. Jean Wahl qui fait des poèmes au lieu de composer une poétique. Stravinski rappelait que la poétique, après tout, est un art de faire, faire étant pris sans exposant, c'est-à-dire dans son sens immédiat et primaire ; être poète, ce n'est pas réfléchir sur la poésie, encore moins réfléchir sur cette réflexion, la poésie n'ayant rien de commun avec la gnoséologie qui est, elle, à la seconde ou à la troisième puissance... (Lire de la poésie, ou c’est faire de la poésie c’est à dire revivre les émotions de l’auteur, ou c’est ne rien faire du tout. Et cela est vrai aussi de la musique. Autrement dit c’est une critique du parler « sur quelque chose » pour ne pas à avoir à parler « de quelque chose »).

Mais cela n'est pas moins vrai de la liberté, qui doit être pensée directement et se démontre elle-même dans l'action et par l'action, c'est-à-dire librement. (La liberté ce n’est pas ce dont on parle, c’est autre chose.) L'homme qui, abandonnant l'optique du spectateur, et même le point de vue de l'acteur, pour la destinée de l'agent, se convertit au « faire » sans exposant, par là même se convertit au mouvement, et mobilise ensuite les autres autour de lui par contagion et propagation magique. (On ne sait penser que l’être et non pas le passage de l’action à l’être.)

D'abord, le retour à l'immédiateté du Faire conjure l'immobilité. (L’être est par définition l’immobilité, le reste est de l’illusion : toute la philosophie traditionnelle va reprendre cette pensée.) « N'écoutez pas ce qu'ils disent, regardez ce qu'ils font. » (Passons à l’acte pour briser la fascination de la pensée : autrement dit brisons ce qui nous absorbe et nous empêche d’agir !), c'est-à-dire : n'écoutez pas ce que dit Zenon d'Élée, regardez ce que fait Achille, ou même - Bergson le dit souvent - consultez Achille ; il doit bien savoir, lui, comment il s'y prend, puisqu'il rattrape en fait la tortue, sans s'embarrasser autrement des apories et des sophismes.... En somme, Bergson ferait sienne volontiers la solution vulgaire du sens commun qui était celle de Diogène de Sinopo proposant de marcher devant témoins. Le mouvement résolu par le mouvement : l'évidence de ce cercle non point vicieux, mais bien portant, délie le paralytique ; « Lève-toi et marche », dit Jésus au paralytique de Capharnaüm, et le malade se lève de son grabat comme s'il avait été ligoté sur ce grabat par je ne sais quel sophisme, comme si c'était le cruel Zenon qui l'avait retenu. Il ne résout pas un problème d'ailleurs inexistant (puisqu'il n'y a rien à résoudre), mais démontre ipso facto que le problème n'existe pas, que ce problème, fantasme, fabriqué par l'envoûtement et par la suggestion, était un pseudo-problème. L'homme ligoté délie ses bandelettes et redevient libre. On aimerait à dire, en paraphrasant Henri Heine : et pourtant je suis libre ; mais ne me demandez pas comment. Aristote eut l'intuition de cet acte par lequel l'homme se délie lui-même et brise le cercle enchanté dans lequel l'enferme l'immobilisme (Nous sommes enchantés par le cercle enchanté de la pensée pure) : réfléchissant sur l'apprentissage de la vertu, il (Aristote) se demande dans l’Ethique à Nicomaque, comment on peut devenir cithariste quand on ne l'est pas déjà peu ou prou.... Où trouver les points d'appui et les prises nécessaires pour apprendre à jouer de la cithare si l'on n'est cithariste d'aucune manière ? Mais si on l'est déjà, on n'a pas besoin de le devenir, - car, comme disait Platon, il n'est pas possible de devenir ce que déjà l'on est. Or, le problème se résout tout simplement par le fait (la seule solution, c’est de briser le cercle) ; on devient cithariste en jouant de la cithare, comme c'est en forgeant que l'on devient forgeron. Dans la décision aventureuse de se jeter à l'eau, l'apprenti rompt le corde et, miraculeusement, irrationnellement commence à nager ; la solution d'elle-même germe et se dessine dans l'initiative… Bergson, dans L'Évolution créatrice, s'exprime à peu près ainsi : l'intelligence est capable de chercher n'importe quoi, mais à elle seule ne peut rien trouver ; et vice-versa l'instinct trouve du premier coup et infailliblement, mais il ne trouve qu’une seule chose : celle pour laquelle il est fait : Eh bien, seule l'intuition est capable des deux, à la fois de trouver et de chercher. Mieux que cela, dans l'acte même par lequel elle cherche; elle a déjà trouvé, « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé. » C'est donc l'intention heuristique qui est elle-même la trouvaille ; la chose recherchée était déjà trouvée, mais il fallait y penser.... Et ainsi l'homme commence par la découverte, c'est-à-dire par la fin ! Pour commencer, il faut commencer, et on n'apprend pas à commencer. Pour commencer, il faut simplement du courage.

Il faut à un moment une radicalité du commencement qui ne prend sa source dans RIEN. Ce commencement du commencement c’est l’acte, c’est le COURAGE. L’Agir, c’est le commencement : c’est décider d’aller du rien vers le quelque chose. Le commencement n’a pas d’autre commencement : le commencement c’est le commencement.


AVEC L'ÂME TOUTE ENTIÈRE, de Vladimir Jankélévitch, Hommage à Bergson. Extrait du Bulletin de la Société Française de Philosophie, 1960, 54, 1, pages 55-62

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