Eblis ou l'Enfer de William Beckford, Marc Chadourne (1967)
Ce fils de la très haute société anglaise, ce Don Juan curieux de toutes les perversités – et qui dépasse, de loin, Lord Byron dans le genre – a tout pour convaincre les goûteurs de caractères étranges, comme ceux d'œuvres d'une originale audace.
En 1781, Beckford est majeur. Dans son domaine de Fonthill, où tout est luxe et beauté, il donne la plus secrète et la plus somptueuse des fêtes, où de ravissants pages et éphèbes, splendidement costumés, voisinent avec de jeunes ladies en renom, mais qui sentent le soufre.
Trois jours d'orgie commencent à Fonthill, dont grilles et issues ont été cadenassées et d'où l'on a exclu les domestiques. Les cérémonies sont minutieusement mises au point par celui qu'on nomme l'infernal amant, l'élu bien-aimé.
Borges peut écrire : « Ce livre est le premier Enfer réellement atroce de la littérature. "Vathek" annonce les splendeurs sataniques de Quincey, Poe, Baudelaire, Huysmans. »
Tôt, William Beckford, enfant d'une extrême beauté, s'est révélé un surdoué. À cinq ans, il est polyglotte, bientôt joue Mozart, traduit Homère, Cicéron, récite Shakespeare par cœur et, à huit ans, on l'exhibe dans les salons comme une idole. Un peu plus tard, sachant "Les Mille et une Nuits" par cœur, il se révèle un aristocrate déjà imbu de sa caste et auréolé d'une énorme fortune ; mais, aussi, plein de réserve pour des jeunes seigneurs, ses pairs ou presque, qui ne parlent que ripailles et divertissements grossiers. Adolescent, il les juge de haut et voudrait faire de Fonthill une forteresse où couver et réaliser ses rêves les plus ténébreux. C'est alors qu'il est initié aux secrets des contes d'Arabie et de la Cabale, en lui ouvrant toutes les merveilles de l'ésotérisme oriental.
L'amour l'attend sous les traits d'un très jeune ami, William Courtenay, qui d'ailleurs lui ressemble comme un frère cadet. Dans les lettres de Beckford, l'adorable William deviendra Kitty, Elle, la petite colombe de Powerderham. On le retrouvera plus tard, féminisé, sous le nom de Firouzka dans les écrits de ce Lord décidément pas comme les autres, et qui ne tarde guère à scandaliser une société pourtant peu prude dans ses coulisses. Mais comment tolérer qu'un Beckford, dont on attend un rôle d'exception au Parlement, qu'il donne dans un occultisme outrancier peu de mise dans son rang, affecte des allures de Grand Vizir, de Calife et soit, systématiquement, par ses attaques et paradoxes, contre tout ce que la gentry juge orthodoxe ?
En plus, il confond volontiers les sexes. Au point que, s'il fait sa maîtresse de sa cousine Luisa, capable de se damner pour lui, c'est surtout pour lui confier sa dévorante passion pour Kitty. Et Luisa approuve.
Malgré un mariage avec la noble Margaret Gordon (qui meurt tôt et, incidemment, lui a donné deux filles), malgré la protection de Lord Thurlow, Beckford se verra refuser la Paierie et la Chambre Haute. On ne lui a pas pardonné les « Mystères de Noël » à Fonthill, ni qu'une certaine rafle, opérée au « White Swan » de Vere Street, dans le Londres crapuleux, l'ait compromis davantage. N'était-il pas habitué de ce bouge à garçons ? Une chance : n'étant pas ce jour-là au « White Swan », il a pu échapper aux quolibets et injures de la foule.
Beckford se retirera seul, loin de ces hypocrites qu'il méprise, dans son cher vieux Fonthill. Un bon prétexte pour Byron, qui l'admire sans être payé de retour, pour proclamer que le grand Lord Beckford est un martyr de la haine et des préjugés.
C'est alors que le Calife, jugeant que l'ancien château-abbaye ne répond plus à son goût du faste et de l'étrange, décide de faire construire un nouveau Fonthill, ceint de murailles, pour la bagatelle de 270.000 livres. Après avoir, entre autres, fait une razzia sur les merveilles des antiquaires et des nobles ruinés de Paris.
Bien sûr, Beckford est un paria doré : mais un paria tout de même (par bien des côtés, sa destinée se rapproche de celle d'Oscar Wilde). Il se sent vieillir, amant insatisfait de la perfection, et regrette le temps des verts et copieux plaisirs.
D'ailleurs, s'il a contribué à faire du délicieux Kitty un viveur fardé et ridicule, le misanthrope ne l'a jamais oublié. Marc Chadourne peut écrire : « Aux exigences de cette passion qu'il n'a jamais voulu tenir pour ou contre nature, ce n'est ni "l'infâme poupée", ni "l'insipide Mme Bion" (alias Richardson, le maître d'hôtel) qui peuvent répondre, ni aucun de ces valets ou grooms qu'il baptise par dérision Bijou, Marion, Miss Long, la Comtesse Vérole, la Comtesse Papillon. »
Endetté par ses prodigalités jusqu'au cou, Beckford, proche de la soixantaine, est soudain mis au pied du mur : il faut vendre Fonthill, le Saint-Sépulcre de ses convoitises, de ses hantises forcenées. Fort heureusement, alors qu'il a fait tirer à 72 exemplaires un luxueux catalogue des pièces d'art du lieu, un marchand de poudre à canon, avant qu'elle ne soit mise aux enchères, achète in extremis la demeure fabuleuse. Et pour le prix, à peu près, qu'y a mis Beckford.
Le Calife s'installe non loin de Bath (il hait toujours Londres), non sans avoir regroupé autour de lui sa cour familière. Mais, hors de son légendaire domaine, reste-t-il vraiment ce double de Vathek, monstre irrésistiblement fatal, capable de foudroyer un malheureux rien qu'en le regardant ?
Tant bien que mal – en reprenant la plume ou chevauchant dans la lande un pur-sang arabe, Beckford tente de tromper l'âge et le temps qui passe. En 1844, à plus de quatre-vingts ans, après l'une de ses romantiques randonnées sous la pluie, il meurt d'une mauvaise grippe, en interdisant l'entrée de sa chambre au pasteur.
C'en était fini pour lui des fastes, sinon de toute diablerie, puisqu'il dormait désormais, tel Napoléon, sur un étroit lit de camp, au milieu de murs tout blancs, dont le seul ornement était un masque de gisant.
■ Eblis ou l'Enfer de William Beckford, suivi d'une anthologie de l' œuvre en ses meilleures pages, Marc Chadourne, Editions Jean-Jacques Pauvert, 1967
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