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Berlin Alexanderplatz, un film de Rainer Werner Fassbinder (1980)

Publié le par Jean-Yves Alt

Inutile, de passage à Berlin, de partir à la recherche de l'Alexanderplatz. Le temps, la guerre et sa folie destructrice se sont chargés d'en effacer les contours. Là, pourtant, battit plus fort le cœur d'une ville ; et ses pulsations furent enregistrées au fil des pages du roman d'Alfred Döblin, dont l'action se déroule en 1928.

C'est cette œuvre foisonnante, que cinquante ans plus tard Rainer Werner Fassbinder, à l'apogée de sa carrière, adapte et réalise pour les télévisions allemande et italienne. Un an de tournage. Quinze heures trente de projection. Treize épisodes et un épilogue.

Le héros de cette longue histoire urbaine se nomme Franz Biberkopf. Ancien ouvrier, il a tué sa maîtresse qui se prostituait pour lui et purgé une peine de quatre ans de prison. C'est le jour de sa libération que le film commence, et par là même son châtiment, comme l'indique le titre du premier épisode. Car, malgré sa résolution de rester honnête dorénavant, Biberkopf va progressivement replonger dans une existence côtoyant le crime, contraint par une fatalité autant intérieure qu'extérieure dans cette Allemagne du chaos économique et de la confusion des valeurs.

Faisant toutes sortes de boulots, vendant des journaux nazis, Biberkopf tombe sous le charme de Reinhold, un maquereau sans scrupules. Entre les deux hommes, c’est le coup de foudre.

Déçu, trompé, bafoué dans ses amitiés et ses amours, diminué physiquement, Biberkopf craque et se retrouve enfermé en asile psychiatrique. Il en sortira, régénéré, et semble-t-il bon pour toutes les récupérations. C'est sur une marche nazie que se clôt cette visualisation somptueuse du roman de Döblin.

Dans un très beau texte, intitulé « Les villes de l'homme et son âme » (1), R.W. Fassbinder a raconté sa rencontre décisive avec Berlin Alexanderplatz, le livre, à l'âge de quatorze ans :

« Berlin Alexanderplatz a été pour moi une aide à vivre simple et concrète. J'ai, à l'époque, réduit le roman de Döblin à mes propres problèmes. Je l'ai lu comme l'histoire de deux hommes dont le petit peu de vie se brise sur cette terre parce qu'ils n'ont pas la possibilité de pouvoir s'avouer qu'ils se désirent d'une manière étrange, qu'ils s'aiment en quelque sorte, que quelque chose de mystérieux les unit davantage qu'il n'est d'ordinaire admissible entre hommes. » (1)

Et plus loin, après avoir réfuté l'aspect sexuel de cette attirance, Fassbinder ajoute :

« Ce qu'il y a entre Biberkopf et Reinhold, ce n'est ni plus ni moins qu'un pur amour que rien de social ne vient mettre en péril. Cette lecture m'a aidé à m'avouer les peurs torturantes qui me paralysaient, peur de m'avouer mes désirs homosexuels, de céder à mes besoins réprimés, à ne pas devenir complètement malade, menteur désespéré, à ne pas sombrer. » (1)

L'on mesure à cet aveu la dette contractée par Fassbinder à l'endroit de ce roman. S'il est certain que le rapport Biberkopf-Reinhold et ses zones obscures forment l'ossature secrète de l'intrigue, Fassbinder n'efface pas les dimensions historique et métaphysique de l'œuvre. Le film est aussi une véritable psychanalyse de l'Allemand moyen avant le nazisme – le sommet en étant l'épilogue (« Rainer Werner Fassbinder : mon rêve du rêve de Franz Biberkopf »).

C'est la description féroce et bouffonne de l'imparable solitude de l'homme des villes qui bouleverse ; Fassbinder n'a jamais mieux été inspiré que par ce tragique quotidien de l'homme face au chaos de l'existence et par ses efforts désespérés et comiques d'y trouver un sens et de s'y ancrer. Le gros Biberkopf – qui hésite tant sur le seuil de sa liberté recouvrée – pressent que, pour lui, le dehors vaudra le dedans et l'envers l'endroit. Le film restitue bien cette obsession claustrophobique, même dans ses rares scènes diurnes et bucoliques : la Freienwalde, cette forêt de la Liberté, plantée d'arbres hauts, aux troncs épais comme des barreaux de prison, où a lieu le meurtre de Miette, grand et dernier amour de Biberkopf, par Reinhold, son alter ego diabolique.

Au long de ces quinze heures torrentueuses, où le rire et les larmes, l'émotion et la réflexion se mêlent, la mise en scène de Fassbinder se joue avec brio de la structure narrative propre à la série télévisée et la retourne à son profit, créant ainsi un film de cinéma, en épisodes, produit par la télévision.

(1) Les villes de l'homme et son âme, par R.W. Fassbinder, traduction Jean-François Poirier / Cahiers du Cinéma n°321, mars 1981


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