La mascarade des sexes : fétichisme, inversion, et travestissement rituels, Stephane Breton
ou comment on fabrique un homme
Chez certains peuples de Nouvelle-Guinée, on perpétue des rites initiatiques pour amener l'adolescent au véritable état d'homme socialisé. Cérémonies où l'inversion et l'homosexualité mises en scène fondent et renforcent la masculinité.
Comment devient-on un « homme » ? C'est une des multiples questions à laquelle tente de répondre Stéphane Breton dans son étude, "La mascarade des sexes", consacrée aux peuples de Nouvelle-Guinée.
Les chapitres de son essai s'intitulent « A boy is a girl is a boy », « Splendeur et misère de la transgression », « Vertige de la séparation » ou encore « Le clitoris anal ».
L'essentiel des rites sexuels en Nouvelle-Guinée est consacré à l'homme. En effet dans l'idéologie des peuples de Nouvelle-Guinée, la femme n'a pas besoin d'être initiée autant que l'homme parce qu'elle possède une force spontanée de fécondité ; l'homme est une créature ambiguë au contraire de la femme qui est autosuffisante mais ne peut pas assurer le bien commun, la vie politique : elle n'a pas besoin de se pencher à l'extérieur pour exister. Ainsi, elle est toujours tenue à l'écart, elle est crainte et dangereuse, elle reste toujours l'étrangère absolue et c'est dans des tribus étrangères qu'on va chercher femme, selon le régime strict de l'exogamie. Elle peut même être la fille d'ennemis ou de pseudo-ennemis, toujours une source de méfiance que l'homme ne peut s'empêcher de redouter. L'homme est jaloux de la femme : cette fécondité très forte, il la ressent de son côté comme un manque terrible. Il méprise la femme et la craint mais en même temps il l'admire et l'imite en secret : c'est l'origine du rituel.
Grossesse et menstruation masculines
Quand un enfant voit le jour, la théorie locale veut qu'il soit à la fois masculin et féminin. L'homme et la femme transmettent chacun une partie de leur substance, tandis qu'en Occident, lorsque naît un enfant, il n'a plus rien à voir avec les parents, il a un sexe. Là-bas un garçon a toujours reçu le sang de la mère et l'enveloppe du père qui est sa peau ; dans le cas d'une fille la part féminine va se développer sans entraves et supplanter la part masculine, par contre pour le garçon la part masculine est contingente, elle ne se développe pas d'elle-même.
Le garçon a besoin de manger du porc et d'être initié, d'être saigné pour se purger du sang de la mère et faire prévaloir en lui l'aspect masculin. Sinon, il resterait une créature hybride, hermaphrodite. Les hommes sont jaloux de l'autosuffisance féminine qu'ils sont contraints de recréer artificiellement en eux ; ils développent la croyance selon laquelle il faut copier les processus féminins bénéfiques pour devenir autosuffisants, prélever ce qu'il y a de meilleur en la femme, et devenir par là extrêmement masculin complet.
Si les hommes méprisent au grand jour la femme, en douce ils reproduisent ses processus physiologiques, la grossesse et la menstruation qui font sa force inexpliquée. La menstruation, ils l'imitent tout en la critiquant : ils saignent le garçon sur le pénis, sur la langue et le nez ; ils s'agit, très crûment, de vidanger le sang de la mère. C'est un exercice de plomberie symbolique.
La deuxième menstruation consiste à se déguiser symboliquement en femme : on avale des jus rouges et on mange des substances normalement interdites aux hommes. C'est cela qui permet à l'homme de se renforcer et de s'échapper de sa condition d'être misérable et infirme.
Le pouvoir biologique passe bien avant le pouvoir politique, c'est à partir de lui que tout se décide. Ce travail s'effectue à partir de la puberté ; jusqu'à la puberté les petits garçons ne sont pas grand-chose, ils sont encore un peu féminins car ils vivent avec leur mère. L'initiation est une puberté sociale aussi importante que la puberté naturelle, elle n'est en tout cas jamais perçue comme quelque chose dont on pourrait se passer.
Clitoris anal
Ce rituel met en relation un ainé et un cadet, un neveu et un oncle : l'oncle est indispensable pour que le cadet devienne un homme. L'oncle se déguise en femme dans un rituel de travestissement au cours duquel il s'introduit malicieusement dans l'anus un fruit orange et lisse appelé "mbuandi" ; ce fruit orange est supposé figurer un clitoris anal. C'est un jeu extrêmement pervers de déguisement sexuel. L'homosexualité, toujours ritualisée, n'est jamais absente de ces exhibitions et de ces parades. Cette homosexualité est spéciale : il ne s'agit pas d'attirance sexuelle d'un homme pour un autre et de leurs rapports sexuels privés. Au contraire tous les jeunes initiés et leurs initiateurs ont ce type de rapports qui cessent en dehors de ces circonstances rituelles initiatiques ; pour la simple raison que les hommes ont besoin d'être entre eux pour renforcer la part masculine en eux, toujours menacée par la femme.
Dans cette société masculine très guerrière les hommes ne sont pas machistes au sens où on l'entend, mais ils multiplient tous les signes de la virilité : l'agressivité, la mauvaise humeur, la colère, la force et la vengeance. Plus les hommes sont colériques, sanguinaires et orgueilleux et plus ils deviennent admirables.
■ La mascarade des sexes : fétichisme, inversion, et travestissement rituels, Stephane Breton, préface de Marc Augé, Editions Calmann-Levy, 1990, ISBN : 2702118313