L'enfant de chœur, René Etiemble (1937)
Ce roman qui se passe dans les années 20, exploite – dans sa première partie – la veine des amitiés particulières au sein d'un établissement religieux.
Le héros, André Steindel, est l'ami de Maurice Bonneau, un nouveau comme lui. Leur amitié romantique est moquée par les anciens :
« Ah ! Ah ! c'est du propre, les bleus ! Déjà du lapinage. Vous allez trop vite en besogne. Pas réglementaire ce truc-là... brailla quelqu'un sans visage. Seuls les grands ont droit aux lapins. » (p. 34)
Le lapinage, c'est l'amour entre garçons. La vie du lycée happe les deux enfants. L'imprudence d'André Steindel, son désir de savoir, l'exposent à tous les dangers. Sa sensualité, peu à peu, se précise : il découvre le plaisir de se baiser le corps.
Maurice Bonneau reste plus réservé : il ne se mêle pas aux conversations des anciens :
« Mais comment n'aurait-il pas vu les graffiti qui sur les murs des cabinets s'enchevêtraient, à moitié cachés, çà et là, par des traînées brunâtres en relief ; comment oublier ces dessins maladroits, affreusement expressifs, qu'on avait complétés, comme s'ils ne signifiaient pas assez, par des mots ou des jeux de mots ? Chaque fois que la nécessité l'amenait en ce lieu, Maurice ne pensait qu'à partir, partir le plus vite possible. Un haut-le-cœur lui contractait les mâchoires. Bien qu'il fermât les yeux, les mots destructeurs agissaient. Il avait beau se dire : "Non ! Je n'en ai pas une ; non, je ne veux pas en avoir une", il fallait cependant qu'il dît "queue". Car, lorsqu'il en venait à se demander : "Qu'ai-je donc, moi ?", il ne pouvait opposer à la force de ces "gros mots" que des gazouillis trop puérils. "Une kékette, une kikitte... quoi ? mais quoi ?" » (p. 53)
Pour faire peur à un nouveau particulièrement naïf, un ancien propose de prendre un bonbon qu'il a dans la poche de son pantalon. Le jeune croit prendre une sucrerie et – parce que la poche est percée – touche le sexe de l'aîné.
En quelques mois, les anciens initient les plus candides aux secrets de la débauche, à laquelle eux-mêmes avaient été condamnés par la guerre. Vaincu par le milieu, Maurice perce lui aussi sa poche gauche. Les plus jeunes en viennent à se masturber sans répit pour hâter leur puberté, qu'ils estiment toujours trop tardive, car un grand est toujours là pour rappeler que « la fonction développe l'organe » (p. 55).
La nuit, des concours ont lieu, les « compals de géo » : on prime les plus belles « cartes de géo » inscrites dans les lits. André est souvent premier.
Honteux de leurs faiblesses, plus Maurice et André réfléchissent à ce que pourrait devenir leur attachement, plus ils s'éloignent l'un de l'autre. Toujours ensemble, ils se parlent de leurs leçons, de leurs collections de timbres mais ils n'osent plus échanger leurs secrets. On les accuserait de « lapinage » ; ils ne se prennent donc plus les mains. Ils souffrent tandis que chacun, qui se croit plus corrompu que l'autre, n'ose plus le traiter en ami.
Très vite ils sont entraînés par le climat général. André devient le « lapin » d'un grand et, « vaincu par le milieu, Maurice, avant Noël, avait coupé sa poche gauche » (p. 45).
André, pendant ce même temps, entretient une relation avec une jeune fille de son âge, Laurence Leroux. Devant ses camarades, il la désigne fièrement sous le sobriquet « ma poule ». Ce lien n'est pas du goût du proviseur qui convoque la mère d'André. Il est convenu que pour occuper le temps libre, le garçon servira la messe. André devient donc enfant de choeur avec Maurice ; ils font l'amour dans la sacristie :
« Cette complicité rapprocha donc les deux amis. Chaque dimanche ils jouaient dans la sacristie. Comme ils en possédaient seuls la clef et que le pas de l'aumônier résonnait de loin sous les voûtes de la nef, la sacristie, avant de se transformer en "coulisses", devenait pendant une demi-heure le refuge de leur tendresse. Ils avaient gravé sur les murs leurs initiales enlacées. La sécurité de l'endroit les incitait aux imprudences. Parfois troublés par l'arrivée soudaine du veilleur, leurs baisers, au dortoir, restaient précaires et tremblants ; dans la chapelle, les choristes se caressaient sans sursauts et sans crainte : "Avoue que mon oncle a eu la riche idée, le jour où, pour me redresser le moral, il m'a fait nommer enfant de chœur." Maurice acquiesçait. » (p. 99)
Les personnages de « L'enfant de chœur » ne sont pas caricaturaux ; aucun n'est décrit avec une « tête vicieuse » ni ne représente une personnification du mal. La femme n'apparaît pas, non plus, comme une honte ineffaçable :
« — Monsieur l'aumônier... vous êtes bon. Je vous aime bien... c'est parce que Laurence, aujourd'hui, m'a révélé ce que je suis... tout le voile, d'un seul coup, s'est déchiré.
— Tu n'as pas commis d'imprudence, mon enfant ?
— Quelle imprudence ?
— Tu n'as pas accompli avec elle...
— Oh ! Non ! Monsieur l'aumônier.
— Ne proteste pas ; je ne te reproche rien, mon petit. J'aime tellement mieux te savoir ami de Laurence que de Maurice... pauvre Maurice ! » (p. 116)
Les manèges amoureux jugent certes sévèrement le système mais sans tomber dans un total anti-cléricalisme :
« — Mon petit André, […] tu ne crois pas au Bon Dieu ? Mais tu l'as en toi, le Bon Dieu, puisque tu viens de me parler. Le Bon Dieu c'est cela. Il n'a pas de barbe, le Bon Dieu ; ni de droite ni de gauche ; il n'a pas de robe. Le Bon Dieu, c'est ce besoin de pureté manifesté par tes paroles ; c'est tes pleurs, tes sanglots, tes yeux rouges. » (p. 115)
René Etiemble partage, étonnament, dans ce roman les idées médicales de la fin du XIXe sur les effets de la masturbation chez les adolescents :
« Leurs corps s'usaient à ces jeux plus vite encore que leurs âmes. Des concours mensuels étaient organisés, qu'on nommait, par dérision, les "compals de géo" – les compositions de géographie. Les moyens élisaient chaque année un "satyre officiel" qui comptait, chaque fin de mois, les "cartes de géo" inscrites dans les lits. Les vainqueurs jouissaient d'un grand crédit. […] Ses yeux toujours cernés, la maigreur de son visage, la pâleur de son teint lui composaient une tête de moribond. Quelque décharnée qu'elle fût, elle semblait encore trop lourde pour les épaules, qui se voûtaient, pour la nuque, qui ployait. Il ne conservait, de sa corpulence passée, que de flasques mollets, qui ballottaient au-dessus des chaussettes. L'engourdissement qui le paralysait chaque matin n'affectait pas seulement son corps, mais aussi ses facultés. » (pp. 100-101)
L'auteur laisse aussi entendre que – dans les lycées – la phase homosexuelle était due au relâchement des mœurs et à la perte d'autorité des parents consécutifs à la première guerre mondiale. À partir de 1924, les nouveaux ne seront plus violés ; la débauche sera moins grande :
« Ceux des grands – et c'étaient les plus débauchés – qui, pour avoir commencé leurs études pendant la guerre, avaient adopté les mœurs courantes – jouir, jouir, jouir toujours jouir, de peur de mourir sans avoir joui – ces grands, enfin, étaient partis. […] Livrés à eux-mêmes, libérés de l'influence de ceux des anciens qui conservaient l'esprit né de la guerre, la plupart de ces adolescents, si corrompus qu'ils fussent, n'avaient point l'âme assez perverse pour imposer aux bleus les tourments qu'ils avaient subis. Echappant enfin à la psychose d'héroïsme qui se transforme, loin du front, en un déchaînement d'érotisme collectif (le fameux "moral" de l'arrière), ils brimaient les "bizuths", leur apprenaient l'argot du "baze", mais ils ne les violaient pas.
Pareils aux mines flottantes, aux nappes d'ypérite, qui, la paix signée, peuvent encore détruire et tuer, les "visites" et le "lapinage" forcé avaient, pendant plusieurs années, prolongé au lycée les horreurs de la guerre. En 1924, les internes nouveaux connurent les avantages de la paix. Bien entendu, l'immoralité moyenne subsista, celle qu'imposent l'ignorance, la puberté, la vie commune, la séparation des sexes et les individus pervers. […] André Steindel avait connu le pire. » (pp. 151-152)
■ Éditions Gallimard, 1988, ISBN : 207071361X