Judith Butler : « Nous ne sommes pas sexuellement déterminés »
Dans son bureau de la Doe Library, cette intellectuelle brillante, qui n'a rien d'une fanatique, revient sur son livre clef tout juste traduit en français et plaide pour une nouvelle tolérance.
---Dans votre livre «Trouble dans le genre», qui a causé une petite révolution intellectuelle aux Etats-Unis, vous faites voler en éclats ce qui semblait jusque-là une évidence: dans l'espèce humaine, les individus de sexe «mâle» sont masculins, les personnes de sexe «femelle» sont féminines… Selon vous, le «genre», comme on dit ici en Amérique, serait une donnée beaucoup plus floue.
«Il faut questionner ce qui semble évident», comme disait Althusser. Il y a une difficulté particulière en France à admettre cette réflexion en raison même du vocabulaire. En français, vous ne disposez que d'un seul mot, «sexe», pour désigner à la fois une réalité anatomique et une réalité sociale: quand vous parlez de «différence des sexes», vous considérez qu'il s'agit d'une donnée naturelle et universelle, vous mélangez la biologie et la culture. Aux Etats-Unis, nous faisons la distinction, et nous employons le mot gender (genre) pour caractériser le vécu culturel et sociologique de chacun [la masculinité et la féminité]. […]
---Pour vous, la masculinité et la féminité seraient avant tout une construction sociale, c'est cela ?
Beaucoup de jeunes garçons, en grandissant, trouvent très difficile d'assumer pleinement le genre masculin, ils ne savent pas ce que cela signifie vraiment, ni comment y parvenir. Beaucoup de jeunes filles se sentent aussi l'obligation culturelle de devenir des femmes sans savoir précisément de quoi il s'agit. Pour tous, l'idée prévaut que le genre - masculin ou féminin - est «quelque chose» auquel il est nécessaire d'accéder en maîtrisant des savoirs, des rituels, des comportements, une manière de parler, un mode de relation avec les autres… Cette quête est source d'anxiété : on a peur de ne pas atteindre ce but ou d'adopter des conduites appartenant à l'autre genre qui provoqueraient alors une exclusion de sa famille […]
---Nous apprenons à jouer un rôle, en somme ?
Parlons d'une mise en représentation plutôt que d'un rôle. Car nous ne sommes pas des acteurs volontaires dans cette histoire, nous n'avons pas vraiment la liberté de jouer ou non un personnage. Nous sommes obligés de nous conformer à la norme, masculine ou féminine, pour obtenir une identité reconnue par les autres, pour agir, pour penser, bref pour faire partie des humains. Ensuite, il nous reste une marge de manœuvre, une capacité d'agir dans le cadre de cette contrainte, en incarnant les caractéristiques de la norme ou en jouant avec elles. Mais cette norme varie selon l'histoire et les cultures. Un des buts de Trouble dans le genre est justement de se demander comment nous pourrions reformuler chaque genre, donner à «masculin» un sens que ce terme n'avait jamais eu auparavant, ou inclure dans «féminin» des éléments qui lui étaient étrangers. […] Je crois […] à une juxtaposition du féminin et du masculin dans différentes combinaisons qui ne permettent pas de dire d'un individu s'il est «masculin» ou «féminin». Par exemple, on peut trouver des hommes très virils, «militaires» dans leurs manières, qui sont néanmoins gays, passifs sexuellement, et développent toutes sortes de goûts qui ne font pas partie de la norme masculine. […]
---Mais il y a la biologie quand même ! […]
Je n'ai jamais prétendu qu'il n'y avait pas de différences biologiques. Mais quel rôle leur assignons-nous ? Quelle est la relation entre biologie et culture ? Un corps de garçon est-il vraiment programmé pour la vie à avoir des rapports sexuels avec des filles ? Est-ce une donnée naturelle, déterminée ? Ou pourrait-il être attiré par des hommes ? Je suis sûre que beaucoup d'homosexuels sont stimulés par la testostérone et que cette hormone ne garantit pas l'hétérosexualité ! La culture et la biologie interagissent en fait de manière complexe.
---Il existe quand même, dans l'espèce humaine, des comportements très sexués. Ce sont plutôt les Homo sapiens mâles qui font la guerre, violent, pénètrent les territoires et les corps. Rarement les femmes.
[…] Pensez à Margaret Thatcher, qui était un faucon, ou à Condoleezza Rice, artisan de la guerre d'Irak : dirions-nous qu'elles sont masculines ? Et Lynndie England, cette femme qui s'est illustrée en torturant les prisonniers d'Abou Ghraib ? […] nous entretenons l'idée que les femmes sont généreuses, bonnes, aimantes, pacifiques, alors que les hommes sont agressifs et prompts à faire la guerre. […] Dirions-nous que Gandhi était féminin car il n'était pas belliqueux ? Non, je pense qu'il reformulait son genre, en manifestant sa force par la résistance morale. Il s'agit certainement là d'une configuration de la masculinité différente de celle de George W. Bush.
---Ne pensez-vous pas que le fait de porter un enfant induit certains comportements que je n'ose plus appeler «féminins» ?
Porter un enfant peut susciter un attachement intense de la mère. Les femmes qui l'éprouvent deviennent sûrement plus compatissantes, plus généreuses, plus sensibles à la fragilité de la vie. Mais il serait optimiste, et simpliste, de dire que c'est toujours le cas. Il existe aussi des mères qui battent leurs enfants ou les abandonnent à la naissance, des femmes enceintes par ailleurs très aimantes qui décident d'avorter... Nous voulons toujours nous abriter derrière des généralités, mais, chaque fois que nous pensons en tenir une, surgit un groupe d'individus qui n'en fait pas partie. Demandons-nous plutôt si la réalité n'est pas plus complexe que nous aimons le penser, et pourquoi nous tenons à nous accrocher à des normes. […]
---Si nous étions dégagés de ces normes sociales, les homosexuels seraient alors aussi nombreux que les hétérosexuels, ou serions-nous tous bisexuels ?
Je ne crois pas qu'il nous soit possible de nous dégager vraiment des normes. Nous sommes tous profondément structurés, mais pas déterminés - c'est la distinction que je m'efforce de faire. Pour ma part, j'ai accepté mon homosexualité, mais je ne l'ai pas choisie comme une option parmi d'autres. C'est l'homosexualité qui m'a choisie. Mais la sexualité n'est pas inscrite dans notre moi profond. Elle naît de l'expérience, de nos relations avec les autres, sous l'influence de mécanismes psychiques complexes. Il me semble que, aujourd'hui, un nombre croissant de gens sont prêts à admettre que leur identité n'est pas aussi simple et définitive qu'ils le croyaient. […]
[…] Qu'on en termine avec cette violence exercée contre ceux qui ne se conforment pas aux attentes du genre, voilà ce que je souhaite aujourd'hui. […]
L'Express (Extrait), propos recueillis par Dominique Simonnet, 6 juin 2005
■ Trouble dans le genre, Editions La Découverte, 25 mars 2005, ISBN : 2707142379
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