Jean-Paul Sartre et l'identité homosexuelle
Philosophe, dramaturge et romancier, Sartre s’engagea à plusieurs reprises en faveur des droits des lesbiennes et des gays. Selon lui, l’oppression sociale accule « l’homosexuel » au choix de dire sa sexualité ou de la taire. Il est ainsi ballotté entre mauvaise foi et sincérité.
La mauvaise foi, c’est le silence et le pouvoir des autres sur soi. La sincérité c’est le risque de voir sa vie réduite à sa seule homosexualité. La liberté réside donc, pour Sartre, dans le dépassement de cette alternative par la création de ses propres modes de vie.
Un homosexuel a fréquemment un intolérable sentiment de culpabilité et son existence tout entière se détermine par rapport à ce sentiment. On en augurera volontiers qu’il est de mauvaise foi. Et, en effet, il arrive fréquemment que cet homme, tout en reconnaissant son penchant homosexuel, tout en avouant une à une chaque faute singulière qu’il a commise, refuse de toutes ses forces de se considérer comme « un pédéraste ». [...] Nous demandons ici : qui est de mauvaise foi ? L’homosexuel ou le champion de la sincérité ?
L’homosexuel reconnaît ses fautes, mais il lutte de toutes ses forces contre l’écrasante perspective que ses erreurs lui constituent un destin. Il ne veut pas se laisser considérer comme une chose : il a l’obscure et forte compréhension qu’un homosexuel n’est pas homosexuel comme cette table est table ou comme cet homme roux est roux. [...] Mais le champion de la sincérité n’ignore pas la transcendance de la réalité humaine et sait, au besoin, la revendiquer à son profit. Il en use même et la pose dans son exigence présente : ne veut-il pas au nom de la sincérité - donc de la liberté -, que l’homosexuel se retourne sur lui-même et se reconnaisse homosexuel ; ne laisse-t-il pas entendre qu'une pareille confession lui attirera l’indulgence ? Qu'est-ce que cela signifie, sinon, que l’homme qui se reconnaîtra homosexuel ne sera plus le même que l’homosexuel qu’il reconnaît être et s’évadera dans la région de la liberté et de la bonne volonté. Il lui demande donc d’être ce qu’il est pour ne plus être ce qu’il est. C’est le sens profond de la phrase : « Péché avoué est à moitié pardonné. » Il réclame du coupable qu’il se constitue comme une chose, précisément pour ne plus le traiter en chose. Et cette contradiction est constitutive de l’exigence de sincérité. Qui ne voit, en effet ce qu’il y a d’offensant pour autrui et de rassurant pour moi, dans une phrase comme : « Bah ! c’est un pédéraste », qui raye d’un trait une inquiétante liberté et qui vise désormais à constituer tous les actes d’autrui comme des conséquences découlant rigoureusement de son essence. Voilà pourtant ce que le censeur exige de sa victime : qu’elle se constitue elle-même comme chose, qu’elle lui remette sa liberté comme un fief, pour qu’il la lui rende ensuite comme un suzerain à son féal.
Jean-Paul Sartre, in L'Être et le Néant (1943)
■ Extrait de Homosexualité, Bruno Perreau, Editions J’ai lu, Librio, 2005, ISBN : 2290341363, pages 13-14