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Une lecture psy des «Baigneuses à la tortue», peinture d'Henri Matisse(1908) par Christine Cayol

Publié le par Jean-Yves Alt

Le face-à-face de ces trois baigneuses avec une tortue minuscule, affaiblie, n'est-il pas le symbole de l’attitude que nous avons, nous, envers l’autre, le petit, le différent, celui qui fait peur ?

La peur de l'autre, sous toutes ses formes, de la défense au repli : voilà les sentiments évoqués ici par Matisse.

Je ne sais pas où nous sommes […] Ces trois figures monumentales et simplifiées habitent un autre monde, […] un espace de fiction qui, en même temps, nous révèle à nous-mêmes.

Chaque position - debout, assise, accroupie - dessine une posture, une façon singulière dont notre corps établit une relation. Avec quoi ? Avec qui ? Avec une chose étrange, un animal sans doute inconnu, une petite tortue, symbole de l'autre et des gestes qu'il engendre chez chacun de nous.

BAIGNEUSES À LA TORTUE, HENRI MATISSE (1908)

Huile sur toile, 179,1 x 220,3 cm, Saint Louis Art Museum (MISSOURI, USA)

La femme qui se tient debout a peur. Les bras repliés sur sa bouche, les mains rongées par l'anxiété, ce visage gris et défiguré a perdu toute netteté. Chacun le sait : lorsque domine la peur, notre regard se brouille et l'étrangeté que l'on redoute chez l'autre nous rend tout aussi étranger à nous-mêmes. La femme qui a peur ne sait plus quoi faire, elle ne peut plus rien dire, elle reste là, plantée, arrimée à sa propre terreur. Peu importe l'animal ou l'objet de la peur : ce qui, en nous, provoque l'inertie est souvent dérisoire, comme cette tortue. Peu importe la réalité, c'est l'imagination qui est la meilleure complice de nos anxiétés […]

■ La femme de droite semble, elle, avoir un peu moins peur. À moins qu'elle n'essaie de se protéger ? Son profil dessiné laisse percevoir une concentration pas tout à fait sereine ; si l'on regarde ses jambes et ses pieds serrés, on s'aperçoit qu'ils manifestent une sorte de méfiance. Elle ne se lamente pas comme sa compagne, mais observe de loin et, discrètement, se protège. Son regard, certes, s'est posé sur la chose étrange, il ne l'a pas occultée, n'a pas cédé à la panique et prend soin d'examiner. Mais cet examen clinique révèle la peur de se laisser toucher. Peur de souffrir, peur d'aimer, peur de l'autre ? Peur, surtout, de se risquer.

■ On ne peut pas voir le visage de la troisième femme et cela importe peu, car l'allongement de son dos, de son bras, de son corps accroupi me permet de sentir l'énergie qui la conduit vers l'animal et lui permet d'entrer en relation avec lui. Ce n'est pas sur lui-même que ce corps-ci se replie, c'est plutôt vers l'autre qu'il se déplie. La femme n'est pas assise mais accroupie. Et même si la position n'est pas confortable, si elle oblige à une certaine contorsion, c'est ce mouvement de transformation qu'il faut en soi-même opérer dès que l'on entre en relation avec l'autre. Le face-à-face avec la tortue, avec la nouveauté, avec l'autre, implique de se laisser modifier par lui. La tortue, à terre, est condamnée, il faut donc bien que la troisième baigneuse se rapproche du sol pour la rencontrer. Il faut donc bien se faire plus petit, plus anonyme, plus discret, plus animal aussi pour entrer en relation avec l'autre.

Extraits de l'article de Christine Cayol paru dans la revue Arts Magazine n°2 Juillet-Août 2005, page 119 (code presse T05155)

Christine Cayol est philosophe et passionnée d'art. Elle dirige le cabinet Synthesis, qui conçoit et anime des séminaires en utilisant le détour par l'art. Elle est également l'auteur de "Voir est un art : dix tableaux pour s'inspirer et innover", Editions Village mondial, 2004, ISBN : 2744060879

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