Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Temps de pose, Erwin Mortier

Publié le par Jean-Yves Alt

"Temps de pose" raconte la fin de l'enfance : un temps où les rêves sont encore possibles tout en pressentant qu'ils risquent bien de se dissoudre dans le réel.

Le jeune Joris devinait déjà cela. Il se donnait du temps, afin de pouvoir encore s'échapper dans un monde onirique…

« Je voudrais parfois que l'étoffe du temps soit légère, tangible, transparente, pour l'enrouler à ma guise et la dissimuler derrière une pile de livres, puis l'exhumer quand j'ai envie d'un peu d'éphémère. Mais ce que me font les années, c'est s'accrocher à mes côtes et découper mon corps en concessions où rôde l'ombre de mon père chaque fois que je fronce les sourcils… » (page 188)

Depuis la mort de son père, Joris Alderweireldt vit chez son oncle Werner qui tient une épicerie avec son épouse Laura. Son père est enterré dans le cimetière juste à côté. Personne n'en parle.

Sa vie est presque tranquille, dans ce milieu rural des années 60. Pourtant l'attitude des adultes qu'ils croisent, essentiellement des clients de l'épicerie, l'interroge. Il commence à percevoir une certaine complexité du monde et perçoit que chacun ne partage pas les mêmes valeurs. Il vit dans un monde où les émotions ne sont que peu traduites dans la langue. Quand ces dernières le submergent, il se replie sur les vieilles photos, rangées dans une valise sous son lit.

Pour observer le monde réel, il a besoin "d'un temps de pose". Il découvre ainsi Mlle Van Vooren et sa pingrerie, M. Snellaert, son instituteur, et sa rigidité, Me Hélène Vuylsteke et sa vie petite-bourgeoise, le curé et ses cérémonies bâclées , sa mère et son retour d'Espagne, après y avoir fait selon ses propres paroles « ce qu'y ne fallait pas » (page148).

Joris prend peu à peu conscience qu'il n'a pas sa place dans les mondes de ces personnes - pas même dans celui de sa mère - malgré la part d'humanité que chacune a aussi.

En racontant son histoire, le narrateur, Joris devenu adulte, nous rappelle que les choses disparaissent, et que les gens meurent. Peu à peu, le lecteur comprend que Joris, par son récit, participe à la formation de sa propre identité, que pour s'en sortir, il a besoin d'alléger le poids de son passé. Que les mots lui permettent de construire sa vie. Mots qui lui auront sans doute terriblement manqué pendant son enfance et qu'il n'aura eu de cesse de chercher dans les livres.

« Quant à la boîte de leurs lettres d'amour […], je la retrouvai vide. Ma tante doit en avoir déchiré ou brûlé le contenu. Enfant, je n'ai jamais osé l'ouvrir […]. Personne ne sait ce qu'ils se sont écrit, je peux pourtant m'imaginer, sans avoir lu leurs phrases, les tournures malhabiles de leur affection. Pourquoi brûlons-nous toujours les lettres, ou du moins en partie, lorsque nous voulons réécrire l'histoire ? Et pourquoi jetons-nous rarement les photos ? […] Toutes ces silhouettes, jeunes et vieilles, ces visages vierges ou creusés de sillons, et toute cette agitation, ces rires, ces pleurs, ces rêveries, ces regards fixes, pourquoi trahiraient-ils moins que ce que l'encre a figé sur le papier ? » (page 188)

L'écriture de "Temps de pose" montre la face poétique du réel. En traduisant par les mots ce qui n'avait pu être dit jusque là, Erwin Mortier réalise le sanctuaire de l'enfance de Joris, peut-être même celui de sa propre enfance.

■ Temps de pose, Erwin Mortier, Editions Fayard, 31 août 2005, ISBN : 2213625875


Du même auteur : Ma deuxième peau

Commenter cet article