Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Les dangers de la démagogie pénale par Marcela Iacub (2005)

Publié le par Jean-Yves Alt

Qu'est-ce qui est plus grave : violer un enfant ou violer la Constitution ? Assassiner une jeune femme ou annuler le texte fondamental qui structure l'ensemble de notre ordre juridique ?  

Tels sont les termes crus dans lesquels nos actuels ministres de la Justice et de l'Intérieur ont posé la discussion autour de la récidive, se présentant en personnages tragiques défiant l'ordre qu'ils sont censés incarner.

Respecter le principe de non-rétroactivité des lois pénales, voilà qui semble, à ces Antigone modernes, bien froid et abstrait face à la souffrance des victimes et aux risques que les monstres ne cessent de faire planer sur nous. Incarnant les forces du destin, du Bien et de la Justice, nos ministres pensent que la lutte contre la récidive vaut que le gouvernement prenne «le risque de l'inconstitutionnalité». Se faisant écho de cette idée, Alain Boulay, président de l'association Aide aux parents d'enfants victimes (Apev), affirme qu'au nom du principe de non-rétroactivité des lois pénales «on sacrifie des enfants et des jeunes femmes».

Mais s'il est beau de partager la rébellion d'Antigone contre les lois de Créon, de comprendre que le droit peut être parfois en désaccord avec nos intuitions morales les plus élémentaires, de savoir qu'il y a des gens qui sont capables d'offrir leur vie au tribunal des hommes pour manifester leur opposition, tout cela semble bien plus délicat lorsque ce sont les propres gouvernants qui prennent la place des révoltés.

Il ne suffit pas de se contenter d'être «choqué» et d'affirmer que «de tels propos bafouent les principes d'un Etat de droit».

Ces phrases abstraites ne nous permettent pas de comprendre le principal. En se comportant de cette manière, les gouvernants font bien plus que violer des principes que la population ne comprend pas, bien plus, surtout, que de se transformer en héros tragiques comme ils le prétendent.

Un Créon qui prend la place d'Antigone n'a d'autre vocation que de se transformer en un despote illimité.

Le XXe siècle a bien connu ce type de personnages. Le droit nazi s'est caractérisé pour mettre de côté le principe de légalité et de non-rétroactivité des lois pénales, laissant aux juges de décider selon les sains intérêts du peuple allemand. Les règles de l'Etat de droit étaient des obstacles, de pures règles formelles, des préjugés bourgeois qu'il fallait combattre si l'on voulait que le peuple s'épanouisse. Mais comment peut-on condamner le meurtre ou le viol d'enfant si l'on met en question le texte fondamental qui permet de condamner ces actes, de les juger et de les punir ? Qui va nous garantir que demain ce ne sera pas de critiquer ces mesures qui sera puni, de surcroît de manière rétroactive ?

Lorsque les gouvernants prennent la décision d'écarter la Constitution comme source de normativité formelle, c'est-à-dire comme instrument permettant de créer d'autres règles, de juger et de punir, que reste-t-il sinon leur seule volonté comme source des lois ?

Est-ce donc si difficile à comprendre ? Souhaitons qu'elle se reprenne, cette droite si «décomplexée» qu'elle finit par installer la transgression au plus haut sommet de l'Etat... Tant de peuples ont été tentés par le fait de confier à un homme ou à un groupe d'hommes le pouvoir d'incarner la volonté générale, de les débarrasser de ces outils qui encombrent le travail de redressement d'une Nation, d'une Classe ou d'une Race ! Est-ce que nous pouvons dire que l'histoire nous a débarrassés de ces tentations ? Est-ce que l'on peut être sûr d'en avoir tiré, comme on dit, «les leçons» ? Rien ne semble le montrer. Les intellectuels et les journalistes s'empressent si goulûment de trouver des ombres de totalitarisme partout dans les manipulations génétiques, la possibilité de faire des recherches sur l'embryon, la pornographie, l'avortement thérapeutique ­ partout, en tout cas, où le pouvoir d'Etat, précisément, ne s'exerce pas, qu'ils ont fini par être indifférents aux dangers que font encourir aux démocraties occidentales l'explosion qu'a connue depuis quelques années ce que l'on a bien nommé la «démagogie pénale». Et pourtant, c'est dans ce domaine que les rapprochements semblent les plus évidents.

La désignation d'une population perdue, née pour le mal, qu'il faut par tous les moyens neutraliser : les délinquants.

la transgression par le gouvernement des règles de l'Etat de droit conçues comme des purs obstacles à l'action purificatrice des autorités.

la mobilisation des émotions collectives de haine et de vengeance contre cette population.

■ ces airs de croisade pour rendre une Justice Supérieure, réparer les blessures d'un peuple meurtri.

■ et plus généralement, un esprit paranoïaque qui justifie sa violence par peur des attaques de ses ennemis. ­

Voilà un cocktail qui ne sent pas bon. Voilà ce qui répugne dans les projets de nettoyage éthique dont M. Sarkozy menace à sa manière virile, au Kärcher.

S'il est bien un domaine où la récidive semble difficile à endiguer, c'est dans la violence politique. Or celle-ci aura causé dans l'histoire plus de victimes, de misères et de morts que tous les serial killers de l'histoire. Doit-on créer un fichier des criminels politiques en puissance ?

Libération, Marcela Iacub, mardi 11 octobre 2005  

Commenter cet article