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Un amour d'ébène (O Bom Crioulo), Adolfo Caminha

Publié le par Jean-Yves Alt

Histoire de trois personnages impliqués dans une histoire d'amour : Amaro, Aleixo et Carolina. L'originalité d'« Un amour d'ébène » réside dans le triangle amoureux sur lequel ce roman est construit.

Dans sa postface, Jean-Claude Féray rappelle le silence qui tomba très vite sur ce roman après sa première parution en 1895. Dans un pays qui venait juste d'abolir l'esclavage, ses contemporains le jugèrent scandaleux car son personnage principal est un noir, ancien esclave et homosexuel de surcroît.

L'homosexualité, contrairement à d'autres romans de la même époque, n'est pas considérée comme un vice ou une dépravation ; ce qui explique peut-être qu'elle n'a pas toujours la première place dans le récit.

Parce que les personnages sont – en partie – enchaînés à des lois déterministes, il y a peu de drame de conscience ou de drame moral. Amaro n'a pas de problème d'identité sexuelle : son attirance pour le jeune Aleixo est ce qui lui donne la force de vivre.

L'homosexualité n'est pas le seul sujet. Sont également présents le thème de la femme mûre qui veut un jeune amant ainsi que celui de la jalousie et de ses ravages.

La réflexion va ainsi beaucoup plus loin que la seule relation pédérastique : dans quelle mesure sommes-nous libres de décider de notre vie ? Tout, dans le récit, inspire cette question.

Il faut préciser qu'Amaro est un esclave – noir – en fuite. Sur la corvette où il s'est engagé, il reçoit le surnom de « O Bom Crioulo » (le bon nègre). La discipline présente sur ce navire militaire le confronte à une autre forme concentrationnaire que celle qu'il avait connue jusque-là. Cette prison ne prend sa totale dimension inhumaine qu'à partir du moment où il rencontre le mousse – blanc – Aleixo.

Le récit commence par une punition au fouet reçue par Amaro pour avoir « férocement rossé un matelot [...] parce que celui-ci avait osé […] maltraiter le jeune mousse » (p. 24). Ce châtiment – courant à cette époque sur un navire de guerre – permet pourtant à Amaro de prendre conscience de son identité personnelle : on pourrait croire qu'Amaro défend l'adolescent pour le séduire ; c'est peut-être vrai mais il est aussi celui qui saisit, grâce à la présence d'Aleixo, tout ce qui peut y avoir de désenchantement dans une vie.

Traditionnellement, le triangle amoureux est composé de deux hommes qui se battent pour une femme ou deux femmes en lice pour le même homme. Là, il s'agit d'un homme et d'une femme mûrs qui luttent pour un adolescent. De plus, la femme agit comme un homme : elle veut conquérir Aleixo et non pas l'inverse.

Avec certes les normes de l'époque, l'auteur, Adolfo Caminha, a eu le courage d'aborder ce qui se passe entre deux hommes, mais au moment de raconter ce qui a lieu réellement, il y a comme un rideau de réticences qui tombe :

« Une fois placé contre le mousse, la violence des désirs dont il fut saisi au contact de la douce chaleur de cette chair tant convoitée et vierge de tout attouchement impur, le laissa sans voix. La lumière ne parvenait pas au recoin où ils s'étaient retirés. Aucun des deux ne pouvait voir l'autre, mais ils pouvaient se deviner, se sentir, sous les couvertures.

Après un court silence de réserve, Bom-Crioulo, approchant son visage de l'oreille du mousse, lui chuchota quelque chose. Aleixo demeura immobile, retenant son souffle. Paralysé, les paupières lourdes de sommeil, avec, dans l'oreille collée contre le pont, le bruit des vagues heurtant les flancs du navire, il n'eut pas le courage de murmurer un seul mot. Il vit défiler comme dans un rêve les mille et une promesses de Bom-Crioulo : le logis rue de la Miséricorde à Rio de Janeiro, les théâtres, les promenades... Il se souvint du châtiment que le Noir avait subi pour lui, et ne dit rien. Un sentiment de bonheur infini se répandit dans tout son corps. Il commença à éprouver dans sa chair des ardeurs qu'il n'avait encore jamais ressenties, quelque chose comme un désir de céder aux caprices du Noir, un alanguissement de tous ses nerfs, un abandon total dans la passivité... 

— Dépêche-toi ! murmura-t-il, hâtivement, en se retournant.

Et c'est ainsi que le délit contre nature fut consommé. » (pp. 62/63)

La thématique homosexuelle n'est pas dénigrée dans la construction du triangle amoureux ; elle est traitée avec franchise malgré quelques clichés pour « expliquer l'incompréhensible » (Jean-Claude Féray, p. 213) en parant, par exemple, l'adolescent des grâces d'une femme :

« Bom-Crioulo demeura en extase. La blancheur laiteuse de cette chair tendre et ferme provoqua en lui un étrange ébranlement nerveux, l'attira puissamment ; comme une liqueur forte, elle brouilla son esprit, mit son corps en ébullition. Il sentit son cœur battre à tout rompre. Jamais encore il n'avait vu de forme si parfaite, de bras si bien tournés, de hanches si fermes et si lisses. Il ne lui manquait que des seins pour être une vraie femme... » (p. 85)

Rapporté à la troisième personne, par un narrateur omniscient, les descriptions présentes dans ce roman privilégient l'observation minutieuse des faits, sans jugements moraux des personnages : en cela, « Un amour d'ébène » est une fiction moderne même si la liaison entre les deux hommes ne pouvait advenir que dans le secret d'une chambre.

Un très beau roman sur le désir et l'obsession qui l'accompagne.

■ Un amour d'ébène (O Bom Crioulo), Adolfo Caminha, nouvelle traduction française par Alexis Pereira de Gamboa, notes et postface de Jean-Claude Féray, éditions Quintes-Feuilles, novembre 2010, ISBN : 9782953288544

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