Les amours de l'enseigne Frœlich, James Barr (1952)
1946. Deux jeunes officiers de marine sont attirés irrésistiblement l'un vers l'autre. Le plus âgé, Timothy Danelaw, 33 ans a déjà résolu le problème de l'inversion. L'autre, Philipp Frœlich, 23 ans, combat ses propres penchants : l'amour « anormal » qui l'attire et le subjugue.
Les deux hommes sont issus de grandes familles : Tim appartient à une famille de brasseurs du Milwaukee tandis que le père de Philipp dirige une banque indépendante, la « Devereaux National », fondée par son propre père et que le jeune officier devrait lui-même présider à sa démobilisation.
L'Enseigne de Vaisseau Philipp Frœlich quitte son unité pour se rendre au quartier général de Seattle : il doit y passer en cours martiale pour le motif d'insubordination envers son commandant en présence de l'ennemi. En chemin, il rencontre Tim Danelaw – qui le prend rapidement en affection. Philipp ne sait pas, à ce moment, que Tim est un commandant attaché à l'état-major de l'Amiral où il doit se rendre pour son jugement.
Philipp est tourmenté aussi par son homosexualité latente révélée une nuit à Pearl Harbour avec le marin Stuff Manus : « sur le pont balayé par la tempête, et tandis qu'ils s'agrippaient l'un à l'autre pour garder leur équilibre, il avait enfin compris » (pp. 9/10) « un coup de roulis porta la bouche du jeune homme contre l'oreille du marin » (p. 80).
Philipp réfléchit à sa situation et se demande s'il ne lui reste – comme solution – que le suicide : « Le respect de la famille justifierait […] le suicide » (p. 15). A moins que le mariage ne lui garantisse, aux yeux des autres, la respectabilité. Il y a justement la fille du banquier Voth qui cherche un prétendant.
L'enquête de Tim permet à Philipp – mieux qu'un non lieu de la cour martiale – d'échapper au procès. Le jeune officier est totalement mis hors de cause. Si Philipp est – militairement – dégagé d'une condamnation infamante, il ressent au fond de lui-même une attirance de Tim pour lui. Que doit-il répondre quand le commandant lui propose de construire un « commun avenir » (p. 266) ? Et, comment se débarrasser de « la morale de son père » (p. 297) ?
Philipp souhaiterait encore pouvoir bénéficier des conseils de son grand-père malheureusement disparu. Tim, alors qu'il séjourne chez les parents de Philipp, découvre le portrait peint de cet aïeul : « il sut que le grand-père Dev aurait été la seule personne de l'assemblée à pouvoir comprendre son amour pour Philipp » (p. 217).
Pour vivre heureux, vivons cachés ou presque
Pour son anniversaire, Philipp reçoit en cadeau des lettres de son grand-père. Il sait maintenant avec certitude – ce qu'il pressentait – que son ascendant éprouvait les mêmes attirances que lui. Tim invite son ami à lire ces lettres d'une manière constructive : « Votre grand-père a passionnément aimé un garçon dans sa jeunesse, mais, un jour, il a éprouvé le désir de se séparer physiquement de lui, de se marier, d'avoir des enfants et de vivre une vie normale et pleine de dignité. De cette passion est demeurée une amitié rare, car les deux hommes ne rompirent jamais leur merveilleuse intimité morale, faite de compréhension et de tendresse. Il y a toute raison de croire que leurs relations sexuelles cessèrent vers la fin de leur jeunesse » (p. 293). Tim l'invite aussi à ne jamais s' « identifier à aucun clan d'homosexuels. […] ces milieux n'offrent aucune sécurité […] On y glisse vers la dégénérescence » (p. 293). « Un homme, qui a connu le parfait amour et l'a laissé mourir, à sa façon et à son heure, ne cherche pas des succédanés ou même une répétition de son bonheur. Il vit heureux de ses souvenirs... C'était le cas de votre grand-père. » (p. 292)
Quand la famille de Philipp apprend que le banquier Voth est ruiné, il n'est plus question de mariage pour leur fils. Philipp réalise que Tim est le seul être au monde qui peut le sauver du pire. Philipp n'est plus seulement un joli garçon. Il a évolué comme Tim l'avait prévu : le jeune homme a compris qu'il est possible de « <[revendiquer] son droit au bonheur, en tant qu'individu » et remplir, en même temps, « à la perfection, son rôle social, faisant beaucoup de bien et donnant, l'exemple d'une vie irréprochable » (p. 292).
« Philipp et Tim vivaient une idylle. Il n'y avait plus de nuits et de jours, de matins et d'après-midi, mais seulement des minutes, enchaînées comme les perles d'un collier. […] Philipp éprouvait une détente bienfaisante. Il devenait naturel et compréhensif. Il se plaisait à rire et à aimer. » (p. 297)
Un accident d'avion achève cette liaison. Tim mort, il reste à Philipp les paroles de son amant prononcées une nuit : « Et maintenant, ma vie est une part de la vôtre, et votre vie une part de la mienne. Plus jamais, nous ne serons complètement seuls. » (p. 318)
Si Philipp a la force de mourir, il ne détruira pas cette part de lui-même, qui était Tim. Philipp supportera l'épreuve de la vie. « L'amour, seul, est plus fort que la mort. » (p. 318)
Les réflexions de Tim Danelaw ne sont pas une affaire purement cérébrale : il ne s'empêtre pas – comme Philipp – dans des dialogues ratiocinants ; il a vécu ses idées, et s'il en parle, ce n'est pas pour refaire un débat d'école mais pour évoquer le débat intérieur qui l'a animé.
Ce roman, à la très belle écriture classique, congédie les censeurs, les théâtraux, les activistes : il fait entendre que même au plus profond d'une atmosphère irrespirable peut se lever une brise de liberté.
■ Les amours de l'enseigne Frœlich, James Barr, Les Éditions de Paris, 1952, 318 pages