Burlesques, Michel Pradeau (1946)
A la page 238 de ce roman, l'auteur tient à faire remarquer que les « personnages de son livre ont existé, et que si leurs faits et gestes sont contés de façon burlesque, c'est que l'objet de ce modeste roman n'est point de tracer des portraits mais simplement de faire rire […] avec des caricatures. »
L'histoire est fort simple. René, jeune employé, a l'habitude de fréquenter les vespasiennes pour rencontrer des hommes. Un jour, il est agressé par un « voyou pédéraste » et est retrouvé le lendemain, évanoui dans un terrain vague voisin de la pissotière.
René loge dans une pension de famille tenue par la mère de son amie d'enfance Marie. A partir de ce jour, il décide d'abandonner son « vice » et de se rapprocher de la jeune fille dans le but de l'épouser :
— […] Cette aventure idiote ; dans le terrain vague, m'a servi de leçon. Et ma longue convalescence m'a donné le temps de réfléchir, de peser toute la laideur de ma vie. Je veux me marier, avoir une famille. Je crois vraiment que le bonheur est là. (p. 134)
René a vécu chaste jusqu'à dix-huit ans, nourri de rêves et de chimères d'appartements ; il ne savait de la vie que ce qu'en disent les poètes ; il ne savait de la femme que ce qu'il voyait de sa mère jusqu'au jour où il découvre ses « terribles » attirances :
« Comme tous les tendres écorchés, René s'était enfermé à double tour dans son paradis intérieur. Un paradis où Eve n'avait point de place. Mais, à cette époque, il n'en savait rien lui-même. Il avait fallu, un jour, une lecture de hasard, pour qu'il fit la terrible découverte. Il avait appris avec angoisse qu'il existe d'autres amours que celles qui jettent cet idiot de Rodrigue aux pieds de Chimène, et le chien sur la chienne. Ce livre, un roman démodé de Binet-Valmer, avait bouleversé René. L'auteur disait de son héros que c'était une sorte de monstre, et le jeune homme le croyait. Il ne savait pas encore que le vrai monstre, c'est l'homme de lettres qui, avec une adresse toute jésuistique, affiche bien haut des dégoûts qu'il ne partage point, histoire de faire passer sa salade. » (pp. 76-77)
Tout le roman est construit autour de cette alliance entre René et Marie. La jeune fille n'ignore pas les attirances de son compagnon mais sans prévoir les obstacles qui vont surgir.
Un compagnon de travail de René, Michel, lui aussi pédéraste, tente de faire comprendre au jeune homme qu'il fait fausse route en voulant se marier. C'est ce choix que Michel a aussi fait autrefois et il s'est rendu compte rapidement de l'impasse où son mariage l'a mené :
— Vois-tu, mon petit gars, je me demande parfois si j'ai rendu ma pauvre femme heureuse... Certes, je n'étais pas un mauvais mari : je ne buvais pas, je ne jouai pas aux courses et je ne l'ai jamais battue avec un fer à repasser. Oui, bien sûr, je ne l'ai pas rendue malheureuse au sens banal du mot. Mais le bonheur, c'est tout de même autre chose, que ça... Et quant à moi, n'en parlons pas ! Comme elle vous semble triste, tu sais, la comédie, quand le rideau est tombé sur le dernier acte ! Oui, je l'aimais bien, ma femme, j'étais un homme casé, j'avais l'estime de mon patron et la considération de ma concierge. Et puis après ? Pour si peu de chose, quelle vie de ruses, de mensonges, quels calculs quotidiens pour cacher mes goûts à ma femme […] Mais, vois-tu, quand je repasse dans mon esprit notre longue existence conjugale, sans heurts, sans la moindre dispute, cette vie où il n'y eut jamais d'incendie parce que dans nos corps il n'y avait pas de flammes, je me demande si ce bonheur, au fond, n'a pas été quelque chose d'affreusement factice, d'horriblement vide. Une grande page blanche qu'on appelle bonheur parce que, dessus, il n'y a rien d'écrit. Mais, puisqu'on ne peut rien lire, tout ce blanc, n'est-ce pas, ça peut être aussi du malheur ? (pp. 136-137)
Les parties les plus intéressantes sont constituées par les remarques du narrateur omniscient qui n'hésite jamais à donner son point de vue sur la situation :
« Mais il faut que Michel comprenne que René veut devenir un autre homme, ou plutôt, devenir un homme, tout simplement. Et c'est si difficile... La bête en rut, qui s'en allait, un soir, dans les vespasiennes, elle est restée dans ce terrain vague, où un matin, des ouvriers ont trouvé un jeune homme évanoui dans ses vêtements en désordre. Aujourd'hui, il y a un René lavé, purifié par la maladie, qui s'est refait, pendant de longues semaines une âme blanche dans des draps blancs, à la douceur des potions consolantes, lénifiantes, et d'une main fraîche de jeune fille. Il y a un tout autre René qui veut épouser cette jeune fille et la rendre heureuse. » (pp. 170-171)
René prend donc un petit appartement où il s'installe avec Marie. Là il vit en concubinage platonique avec la jeune femme. Son désir pour Marie se fait attendre longuement et quand il est enfin là, il retombe subitement avant d'avoir pu entreprendre quoi que ce soit.
« Sur un corps vide (le jeune homme a dû laisser ses sens quelque part avec des boyaux, des viscères et des spermatozoïdes), René a les nerfs tendus comme des cordes à violon. Et si ce n'est que la douceur de septembre qui joue sur lui ses tendresses harmonieuses, qu'importe ! Il y a des mensonges qui ajoutent plus à la vérité que des vérités moins belles que l'imagination, a dit le poète aveugle Henry-Marx, auteur de Ryls, un émouvant roman trop oublié. Bienheureux mensonges, alors, qui mettent tant de joie saine sur le visage de Marie ! » (pp. 196-197)
René retourne à ses attirances premières en fréquentant les promenoirs des cinémas tandis que Marie se laisse séduire par son voisin de palier, Gaston, un homme à la « bonne grosse voix, chaude, un peu vulgaire, mais si masculine ». (p. 278)
« Burlesques » n'envisage jamais le destin homosexuel dans son aspect social. Le groupe homosexuel n'est pas le sujet de ce roman, même si plusieurs portraits d'homosexuels sont présents. L'autre n'intervient souvent qu'au niveau du désir.
Le personnage de René esquisse le portrait d'un homme conscient de sa différence mais la vivant et la subissant au seul plan individuel.
■ Burlesques, Michel Pradeau, Marseille, Georges Roche éditeur, 1946, 279 pages
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