Ce bougre de Flaubert par René Soral
Décidément les critiques d'Outre-Manche semblent être friands de littérature française. Après Marcel Proust, avec le livre remarquable de George Painter, c'est au tour de l'œuvre et de la vie de Gustave Flaubert d'être disséquées par un écrivain anglais, qui par-dessus le marché, est une femme Enid Starkie (1).
Cette érudite personne, dont l'admiration pour Flaubert est fort sympathique, nous révèle tranquillement des choses fort surprenantes sur cet écrivain, dans un premier volume consacré, à sa jeunesse et à sa maturité.
Elle n'a pas peur d'affirmer que Flaubert était certainement homosexuel et elle apporte à l'appui de sa thèse bon nombre d'éléments assez troublants, aussi bien dans sa vie que dans sa correspondance.
Enid Starkie nous décrit d'abord l'enfance bourgeoise et heureuse de l'écrivain, à Rouen, auprès de son père, chirurgien de valeur, et de sa mère avec laquelle il vivra jusqu'à la mort de celle-ci, en 1872, c'est-à-dire huit ans avant sa propre mort.
C'est alors qu'il comprendra enfin qu'elle avait été la seule femme ayant compté dans sa vie.
Il a certainement recherché l'image de sa mère dans toutes les femmes qu'il a aimées, toujours plus âgées que lui.
Il n'eut en fait qu'une seule liaison féminine de longue durée, liaison fort orageuse du reste, avec Louise Colet, médiocre poétesse. Flaubert refusa toujours énergiquement le mariage, pour préserver, disait-il, son indépendance d'écrivain.
Ses autres relations féminines, qui furent nombreuses, semblent plutôt avoir été de chastes amitiés, parfois exclusivement épistolaires.
Enid Starkie écrit : « Comme nombre d'homosexuels, il aimait la compagnie des femmes et les appréciait beaucoup comme correspondantes. »
En revanche Flaubert, toute sa vie, a poussé le culte de l'amitié jusqu'à un point extrême.
Dès l'âge de treize ans, il écrit à son premier ami intime, Ernest Chevalier : « Reviens, reviens, vie de ma vie, âme de mon âme. Tu me la rendras, La vie, si tu viens me voir. »
Il se fait faire une bague où leurs deux noms sont entrelacés.
Puis, à seize ans, c'est Alfred Le Poittevin, âgé de vingt-et-un ans, qui devient son meilleur ami et qui reçoit la lettre suivante elle Flaubert, alors en voyage : « J'ai encore pensé à toi aux arènes de Nîmes et sous les arcades du pont du Gard ; c'est-à-dire qu'en ces endroits-là, je t'ai désiré avec un étrange appétit ; car loin de l'autre, il y a en nous quelque chose d'errant, de vague, d'incomplet. »
Lorsque son ami se marie, Flaubert éprouve une crise de jalousie atroce. Il écrira même à une correspondante, lors de la mort d'Alfred Le Poittevin, survenue prématurément à l'âge de trente-trois ans, cette phrase terrible : « J'ai eu, lorsqu'il s'est marie, un chagrin de jalousie très profond ; ç'a été une rupture, un arrachement. Pour moi, il est mort deux-fois. »
A dix-huit ans, Flaubert est très beau, grand, large d'épaules avec des hanches minces et de longs cheveux blonds.
C'est à cet âge qu'il a sa première expérience sexuelle féminine : mais déjà il refuse de s'attacher, car, dans le fond, il méprise les femmes. Il écrit à son ami Chevalier : « La femme est un animal vulgaire dont l'homme s'est fait un trop belle idéal. »
En revanche quelle intensité amoureuse dans ses relations avec ses amis, et notamment le troisième en titre, Maxime du Camp. Celui-ci aura également droit à un échange d'anneaux et dira : « Quand nous échangeâmes les bagues, ce fut une sorte de fiançailles. »
Il est curieux du reste de constater que, d'un commun accord, les deux amis, déjà âgés, décidèrent en 1877 de détruire une grande partie de leur correspondance. Du Camp écrira à ce moment : « Et ce n'est pas sans regret que nous avons anéanti ces pages où le meilleur de nos âmes s'était répandu. »
Heureusement, il reste encore bon nombre de lettres de Flaubert, surtout lorsque celui-ci est en voyage. Ce sont toujours les mêmes formules passionnées : « Adieu, cher bon vieux. Je t'aime et t'embrasse de tout cœur... Ecris-moi que tu m'aimes. »
Il y eu de nombreuses brouilles entre les deux amis, dont les caractères étaient très opposés.
Autant Du Camp, écrivain mondain, est arriviste autant Flaubert détestait les mondanités et les compromissions. Il n'est heureux que dans sa belle propriété de Croisset, au bord de la Seine, où il vit en solitaire, avec sa mère. Il est vrai qu'il a été atteint jeune d'une mystérieuse maladie nerveuse, et qu'en plus la syphilis, contractée avec une prostituée lors d'un voyage mouvementé en Orient avec son ami Du Camp, fera de terribles ravages chez lui.
C'est en tous cas grâce à Maxime Du Camp, alors Directeur de la Revue de Paris, que Flaubert, du fait de la parution dans cette revue de Madame Bovary en 1856, devient brusquement célèbre, et d'autant plus qu'il est accusé d'atteindre à la décence publique et à la religion. Plus heureux que Baudelaire, Flaubert est acquitté.
On prête à l'écrivain ce mot curieux : « Madame Bovary, c'est moi. » Il a su en effet remarquablement transposer le côté féminin de son caractère et tous les élans du cœur inassouvi de la célèbre héroïne ont certainement été ressentis par Flaubert.
Le dernier grand ami fut Louis Bouilhet, doux poète et auteur de médiocres pièces de théâtre. Flaubert n'écrit plus rien sans le consulter et se demandera même, à la mort de son ami, si cela vaut la peine de continuer à écrire, puisque l'autre n'est plus là pour juger ses écrits.
C'est à Louis Bouilhet que Flaubert écrit en 1850 cette étrange lettre, envoyée de Constantinople : « Ce matin à midi, cher et pauvre vieux, j'ai reçu ta bonne et longue lettre, tant désirée, elle m'a remuée jusqu'au fond des entrailles. J'ai mouillé. Comme je pense à toi, va, inestimable bougre, combien de fois je t'évoque et que je te regrette... Quand nous nous reverrons, il aura passé beaucoup de jours, je veux dire beaucoup de choses. Serons-nous toujours les mêmes, n'y aura-t-il rien de changé dans la communion de nos êtres...
Ici c'est très bien porté, on avoue sa sodomie et on en parle à table d'hôte. Quelquefois on nie un tout petit peu, tout le monde alors vous engueule et cela finit par s'avouer. Chargés d'une mission par le gouvernement nous avons regardé comme notre devoir de nous livrer à ce mode d'éjaculation... Pauvre cher bougre, j'ai bien envie de t'embrasser... J'ai rangé ta lettre et je l'ai relue plus d'une fois. En ce moment j'ai l'a perception de toi en chemise auprès de ton feu, ayant trop chaud et contemplant ton v... »
Dans une lettre envoyée à son ami en 1860, Flaubert commence par « vieux pédéraste ». Dans une autre il écrit : « Je regrettais (le mot est faible) que tu ne fusses pas là. Je jouissais par moi de par toi – je m'excitais pour nous deux, et tu en avais une bonne part, sois tranquille. »
Un jour, se plaignant de l'indifférence de son ami, il se désole : « Oh vieux ! Vieux ! il fut un temps où nous passions chaque semaine vingt-quatre heures ensemble. Puis – non, je m'arrête, j'aurais l'air d'une garce délaissée. »
Enid Starkie recueille encore dans l'abondante correspondance de Flaubert d'autres indices de tendances homophiles. Il écrit un jour, en parlant de lui : « Lesbos est ma patrie, j'en ai les délicatesses et les langueurs. »
Il avoue à Louise Colet, sa jalouse maîtresse, qu'à l'âge de dix-neuf ans, étudiant en Droit à Paris, il avait éprouvé le désir de se châtrer. C'est à cette époque qu'il écrit dans ses notes intimes : « Il y a des jours où l'on aimerait être femme. »
Cela paraît cocasse, quand on pense au géant moustachu et tonitruant qu'était devenu Flaubert dans son âge mûr.
Toutes ces révélations d'Enid Starkie éclairent la vie et l'œuvre de ce grand écrivain d'un jour nouveau, et l'on peut maintenant penser qu'il savait de quoi il retournait lorsqu'il décrit, dans un magnifique passage de Salammbô que tous les homophiles lettrés connaissent, les mœurs des Mercenaires.
« La communauté de leur existence avait établi entre ces hommes des amitiés profondes...; vivant sans famille, ils reportaient sur un compagnon leur besoin de tendresse, et l'on s'endormait, côte à côte, sous le même manteau, à la clarté des étoiles... Il s'était formé d'étranges amours – unions obscènes aussi sérieuses que des mariages, où le plus fort défendait le plus jeune au milieu des batailles, l'aidait à franchir les précipices, épongeait sur son front la sueur des fièvres, volait pour lui de la nourriture ; et l'autre, enfant ramassé au bord d'une route, puis devenu Mercenaire, payait ce dévouement par mille soins délicats et des complaisances d'épouses... L'amant faisait à son amant des adieux éternels, debout, en pleurant sur son épaule... Parfois deux hommes s'arrêtaient tout sanglants, tombaient dans les bras l'un de l'autre et mouraient en se donnant des baisers. »
Dans ces quelques lignes émouvantes, transparaît toute l'admiration que Flaubert ressentait à l'égard de ces viriles amours. Maintenant nous savons pourquoi.
(1) Enid Starkie, Flaubert, jeunesse et maturité, éditions Mercure de France
Arcadie n°203, René Soral (pseudo de René Larose), novembre 1970