Les Chasse-regrets, Serge Brousseau Morin
Ce livre rend un son qu'il n'est pas courant d'entendre dans la littérature dite « gay » : la vieillesse. Voilà de quoi être fort réjoui.
Cependant je reconnais que les cinq premières pages de ce livre m'ont déçu assez pour avoir hésité un instant à en poursuivre la lecture. Je me suis contraint de les reprendre attentivement, et je dois dire que le sentiment, qu'elles m'avaient inspiré, a persisté. A quoi attribuer ce sentiment ? Serait-ce que l'auteur y parle avec emphase en faisant référence à un homme politique du Québec qui ne m'évoque rien ? Quoi qu'il en soit, cette restriction que j'apporte est la seule.
Alors que l'histoire d'Abélard Loïse vieillissant et de Jean-Marie Isabelle est si émouvante : non pas l'image fastueuse d'un patriarche débordant de sagesse qui aurait droit de cité dans la mesure où il proposerait une vision optimiste du futur. Abélard, ancien professeur de philosophie, hétérosexuel toujours vierge, est montré dans sa réalité, avec le bilan qu'il fait de sa vie, ses regrets.
— Bougre d'imbécile ! Je ne veux pas te baiser, je ne l'ai jamais voulu non plus. Tu ne saisis pas, idiot congénital : tu es mon rêve, ma mascotte, mon héros. Je suis Pygmalion et toi, ma statue..., espèce d'ignorant ! Tu te vantes de m'aimer assez pour te jeter devant un train afin de me sauver. Alors, préserve mon honneur et laisse-moi apprécier ce qui a tant fait jouir les femmes. Qu'est-ce que tu crois ? Que je suis un sodomite, sans doute ? Une espèce de dégénéré de la bagatelle entre hommes ? Non, non, très peu pour moi... Oh ! Là ! J'aime les femmes, moi, mon vieux ; je ne peux pas croire que tu ne t'en sois jamais rendu compte ! Celles à la poitrine généreuse où je pourrais me perdre, leur mont de Vénus que j'escaladerais pour enfin y tremper mon épée...
La suite de cette étonnante révélation arrivant distordue à mes oreilles, j'eus de la difficulté à saisir son aveu tant la voix s'était amoindrie.
— Mais comme elle est trop petite, je fabule en imaginant la tienne, si tu veux le savoir.
À cet instant, fébrile, en sueur et halluciné, il cria l'allégresse qu'il avait eue :
— Je les fais jouir, leur déchirant les entrailles de plaisir, les pétrissant avec toute la fougue de tes largesses... Ne me regarde pas ainsi ! OUI ! J'aime la lubricité, comme tout le monde et peut-être davantage que les autres, et je mourrai..., je mourrai... Je n'ai jamais fait l'amour, Jean-Marie ! cria-t-il en postillonnant. Est-ce clair ? Je suis vierge, à mon âge ! (pp. 60/61)
Que se passe-t-il dans un corps usé qui n'en a pas fini avec une perception du monde qui, bien qu'amoindrie ou fataliste, garde sa vigilance ?
Comment, très âgé, Abélard perçoit-il la présence de Jean-Marie – de huit ans son cadet – qui a toujours hésité entre le respect et la désinvolture ?
Le roman se déroule sur les douze heures qui précèdent l'arrivée des invités pour fêter les 70 ans d'Abélard.
Les personnages de Serge Brousseau Morin ne rêvent pas de mettre au jour une image intemporelle de leur être, qui serait enfouie sous les sédimentations du passé. Rien de plus vain que d'amasser des renseignements dans ce but, ou de déchiffrer des souvenirs, ou de proposer des explications : à aucun moment, leur entreprise ne relève de la psychologie ou de la logique. Il s'agit plutôt pour eux de pulvériser des barrières innommables, en créant un mouvement qui mette à plat et qui ne serve à rien d'autre. Tel est bien le rôle qu'ils accordent à la parole, à la fois moteur mais aussi arme redoutable pour peu qu'elle se nourrisse d'un tiers, comme cette Estelle qui a soutenu tous les fantasmes d'Abélard et qui est devenue, un temps, la maîtresse de Jean-Marie, avant qu'il ne se reconnaisse homosexuel.
Estelle, prise au piège, a été spectatrice et acolyte passive. Peu importe qu'elle ait compris : Jean-Marie l'a entraînée dans une aventure qui ne la concernait pas en l'investissant par un inépuisable discours.
Sous prétexte de se comprendre lui-même, Jean-Marie se met à dessiner des cercles concentriques, à dresser des inventaires, à énumérer des images.
« Les premières années ne furent qu'une série de tirs à répétition, au hasard des rencontres. En mettant une croix sur les femmes, qui cloîtraient mon espace vital de façon bien involontaire, je ne cessai plus de courir de découverte en découverte. Les hommes surchargèrent mes nuits. À trente ans, en pleine possession de tous mes moyens, mêmes les plus subtils, la journée de travail enfin achevée dans le satisfaisant épuisement, j'exorcisais mes problèmes d'architecture métallisée en échafaudant des structures de chair humaine. Tout était prétexte à mes épanchements subliminaux : la rue, les saunas, les discothèques, les centres commerciaux, les restaurants, et aussi le parvis de ma maison. Tout être, affublé d'un tel débordement, s'enfermerait dans un dédale de folies s'il refusait de laisser exploser cette énergie capiteuse. Je n'étais pas un satyre, quoi qu'on en pense ; il s'agissait plus de complaisance dans l'oubli. Je déclinais les avances amoureuses ; offrir sur un plateau d'argent mes sentiments, mes lubies, mes goûts, que l'on partage mon cœur en échange de vœux similaires me répugnait. Craignant le viol de mon intimité, je convolais en injustes noces d'une ou deux nuits. J'y mis un terme, ce jour béni où je réalisai mon affection profonde pour Abélard. Un partage entre mes folles virées et l'amour platonique grandissant envers mon ami. Il n'était nullement question de rendre public cet attachement. Je n'aurais guère plus voulu entraver cet amour par des liaisons physiques qui m'apparaissaient burlesques et qu'Abélard aurait d'emblée rejetées, non sans raison. J'aurais ri, il en aurait été choqué. Et notre amitié s'en serait allée dans les affres d'une erreur. J'ai donc vécu les deux états en parallèle, sans que jamais l'une n'intervienne dans l'autre. » (pp. 82/83)
Abélard et Jean-Marie en savent davantage sur leur propre compte que les chantres de l'épanouissement forcené qui clament leur absence de complexes et qui vivent au bord des larmes.
■ Les Chasse-regrets, Serge Brousseau Morin, Éditions PopFiction, collection Homonyme, juin 2010, ISBN : 9782923753126