Emergence de l’homophobie par Fabrice Neaud
[…] l’homme n’est homme que par une triple négative (ne pas être le fils à maman, ne pas être une fille, ne pas être homosexuel) il n’a de définition positive que dans l’affirmation d’être non seulement "Sujet de Droit", mais ne saurait l’être que seul, à l’exclusion de tout autre.
Sa manière ici d’être "Sujet de Droit" l’est à travers la souveraineté de son regard, regard comme organe et manifestation même de son jugement. Répondant ainsi à l’antienne biblique « tu nommeras les choses de la nature », l’homme, "Sujet de Droit", nomme, observe, dissèque et devient « maître et possesseur de la nature » en y régnant seul. Nous pourrions résumer cette théorie par l’aphorisme suivant : le cogito est ici un mâle hétérosexuel. Seul le mâle hétérosexuel aurait le droit de regarder et, […] de le montrer comme objet, puis de le juger pour, enfin, le condamner (monstrare, censare, trinicare).
[…] Osez soutenir le regard d’un mec dans la rue et vous êtes à peu près assuré de provoquer, si ce n’est une agression, au moins un terrible malaise : l’homme-sujet-de-droit, l’homme-regard-prédateur, l’homme-possesseur-de-la-nature ne supporte pas d’être regardé. Il suffit, pour achever le portrait de cette nouvelle appropriation du réel par ce retour du refoulé masculiniste en marche, d’imaginer le regard croisé de deux mecs. Dans le règne animal, le défi pour la souveraineté de la harde, du clan ou de la meute rend le combat inévitable : il y aura un vaincu et un vainqueur. Les lions se battent, les cerfs se défient de leurs bois, les loups se déchirent, mais aucun des deux belligérants ne songerait à faire de l’autre sa proie : il sait qu’il a affaire à un concurrent, mais aucunement à une proie. Il attaque pour redéfinir qui sera le nouveau mâle alpha mais certainement pas pour faire de l’autre son repas, son terrain ou sa femelle. Il en va de même dans la société des hommes : le combat ne peut se faire qu’entre deux hommes qui se reconnaissent, l’un et l’autre, comme mecs. Ils se battront pour la domination de l’entreprise, l’appropriation d’un bien, la conquête d’une femme, mais jamais ne confondront l’autre avec l’objet convoité. Que l’un d’eux soit autre chose qu’un mec, par exemple un homosexuel supposé, et les termes du combat seront biaisés d’avance : il n’y a pas de combat possible puisque celui-ci ne se fera pas sur le terrain des objets à posséder, des femmes à céder ou des territoires à conquérir, mais un piège auquel l’homme se voit nié dans son statut de mec et relégué à son tour au rang d’objet, de femme-objet ou de territoire. Il cesse d’être le mâle possesseur, il devient la chose possédée. Il disparaît en tant que Sujet du désir au profit de l’objet désiré. Il se voit dépossédé de son privilège épistémologique qui le rendait maître en concurrence avec d’autres maîtres du club des mecs pour n’être plus qu’esclave, babiole de brocanteur, chose à vendre, objet d’échange et de troc, femme à soumettre. Ce changement de paradigmes, opéré par le regard, arme appartenant par décret au club des mecs, dénie au belligérant, ainsi défié, son statut même de mec. Il n’est pas défié par un autre mec, il est nié en tant que mec, « réduit » au rang d’objet. Possédé plutôt que possesseur, esclave plutôt que maître, objet plutôt que sujet, femme-objet plutôt qu’homme-Sujet et (enfin), chose regardée plutôt que Sujet regardant, peut-être est-ce ici que naît l’incompréhension totale qui règne autour de l’homosexualité, peut-être est-ce ici que s’enracine précisément l’homophobie. Un homme qui regarde un autre homme dans l’espace public, sans le défier pour convoiter ce qui lui appartient, mais le regarde comme il regarderait une femme (pour conserver l’ontologie masculiniste), en tant qu’objet de désir – selon la loi tacite du club des mecs – est une chose absolument insupportable pour qui est regardé. Cette loi qui ordonne le monde en proies et prédateurs, en objets et sujets, en possesseur et possédé, en pénétrant et pénétré, ne peut jamais considérer un homosexuel autrement que comme un enculé. Or être regardé par qui ne peut être nié comme mec et c’est se sentir soi-même enculé.
La chose est insupportable pour un mec du club des mecs (c’est dire le mépris qu’ils ont de ce qu’ils désirent…), elle est une hérésie, elle est un crime, elle doit être éradiquée comme une lèpre : l’homophobie émerge. Elizabeth Badinter ne dit pas autre chose quand elle divise sa troisième définition par la négative de l’identité masculine en deux propositions : « je ne suis pas un homosexuel » et, surtout, « … et je ne souhaite pas en être désiré ».
Fabrice Neaud
Postface à la réédition de son Journal III, éditions Ego Comme X, 17 février 2010