L'homosexualité chez les tramps par Josiah Flynt
J'ai fait une étude assez approfondie des tramps aux Etats-Unis, en Angleterre et en Allemagne, mais ceux que je connais le mieux, ce sont ceux des Etats-Unis. J'ai vécu avec eux pendant huit mois de suite, sans compter d'autres périodes plus courtes et en somme je les ai fréquentés pendant dix ans. J'avais pour but de connaître de près leur vie, et, en général, celle de tous les « hors-caste », ce qui ne se peut faire qu'en vivant exactement comme eux, et avec eux.
Il y a deux sortes de tramps aux Etats-Unis : les sans-travail et les hoboes. Les sans-travail ne sont pas de vrais vagabonds ; ils cherchent du travail et n'ont aucune sympathie pour les hoboes. Ceux-ci sont vagabonds par goût ; ils font une affaire de la mendicité, même une bonne affaire, et restent ainsi jusqu'à la fin de leur vie. Le whisky et le plaisir d'errer sont probablement les causes principales de leur genre de vie ; mais beaucoup d'entre eux sont des criminels découragés, qui ont essayé du crime, mais manquent de l'adresse nécessaire. Ils se font tramps parce que la vie sur les routes est celle qui se rapproche le plus de l'idéal qu'ils comptaient atteindre. Ils ont assez de talent pour être d'excellents mendiants et valent mieux que les vagabonds qui ne sont devenus tels que par ivrognerie. Ils connaissent mieux les trucs du métier et savent inventer de meilleures histoires. Tous les vrais tramps américains, cependant, se ressemblent beaucoup comme manières et philosophie et ils sont tous également bien reçus au « bang-out » c'est la « maison de la confrérie », en fait tout coin où se reposer, auberge, wagon de chemin de fer, coin de champ près de la prise d'eau des locomotives, etc. Ils sortent en général des plus basses classes de la société, mais il y a des hoboes qui viennent aussi d'en haut, et ceux-ci sont d'ordinaire aussi vicieux et dépravés que les autres.
Il y a beaucoup à dire sur l'inversion sexuelle chez les tramps et je ne saurais exposer ici tout ce que j'ai appris, mais seulement des généralités. Chaque hobo des Etats-Unis sait ce qu'est « l'acte contre nature » et en parle librement ; j'ai constaté qu'au moins un homme sur dix le pratique et justifie sa conduite. Ce sont des garçons qui sont les victimes de leurs passions. Le moyen ordinaire pour s'en procurer, c'est de s'arrêter quelque temps dans une ville et de se lier avec des enfants des faubourgs. Ils leur racontent toutes sortes d'histoires sur la « vie des routes », comment on voyage en chemin de fer pour rien, on tire sur les Indiens, on devient « perfeshunel » (professionnel). Le garçon qui leur plaît le mieux, ils le flattent, le caressent et peu de temps se passe sans que le garçon, s'il a des dispositions, leur rende leurs caresses et se considère comme un favori du tramp, espère qu'il l'emmènera dans ses voyages et convient de rendez-vous avec lui. Le tramp continue à exciter son imagination avec des histoires et des caresses et une belle nuit, le garçon quitte la ville avec lui. « Sur la route », le garçon est appelé « prushun » et son protecteur « jocker ». La majorité des prushun ont de 10 à 15 ans, mais j'en ai connu au-dessous de 10 ans et au-dessus de 15. Chacun d'eux est forcé par la loi des hoboes de se soumettre à toutes les volontés de son jocker et beaucoup d'entre eux trouvent du plaisir aux traitements qu'ils subissent. Ils ont à mendier dans la ville où on arrive et toute paresse de leur part est sévèrement punie.
Comment s'exécute l'acte sexuel c'est ce qu'il n'est pas facile de déterminer ; les opinions des hoboes diffèrent. De mes observations il résulte que c'est d'ordinaire ce qu'ils appellent legwork, travail des jambes (coït intercrural) parfois l'immissio penis in anum, le garçon dans l'un et l'autre cas étant couché sur le ventre. J'ai entendu des récits terribles sur les résultats physiques pour le garçon de ce dernier procédé.
Un soir, près de Cumberland, Pennsylvanie, je fus le témoin involontaire de l'une des pires scènes qu'on puisse imaginer. Avec huit hoboes, je me trouvais dans un wagon de marchandises attaché à un train allant à allure ralentie. Un jeune nègre réussit à grimper dans le wagon et quand le train fut en pleine course on le saisit et il fut « séduit » (pour employer l'euphémisme hobo) par chacun des tramps. Il ne résista pas, mais au contraire se mit à plaisanter sur la chose comme s'il s'y était attendu. C'est là d'ailleurs, à ce que j'ai constaté, le sentiment de la plupart des garçons une fois initiés. Au début ils font une résistance acharnée et préfèrent se sauver ou lutter, mais les hommes en viennent bientôt à bout et après les jeunes garçons n'y font plus attention. Quelques-uns m'ont dit qu'ils y éprouvaient autant de plaisir que le jocker lui-même. Même des petits garçons au-dessous de 10 ans m'ont dit cela et j'en ai vu exciter leur jocker au déduit. En quoi consiste ce plaisir, c'est ce que j'ignore : ils me l'on décrit comme une sensation délicieuse de chatouillement et c'est sans doute tout ce que peuvent éprouver les tout jeunes garçons. Chez les hommes, il s'agit bien d'une passion. La plupart préfèrent un prushun à une femme et rien n'est plus sévèrement jugé entre eux qu'un enlèvement. On lit parfois dans les journaux qu'une femme a été assaillie par un chemineau, mais ce ne saurait être par un vrai tramp.
Je crois cependant qu'il y a quelques hoboes qui prennent des garçons à cause de la rareté des femmes « sur la route ». Pour chaque femme, en pays hobo, il y a cent hommes. Que cette rareté ait une influence partielle, c'est-ce que montre le fait suivant. Dans une prison, où j'avais été enfermé pour un mois comme vagabond, je fis connaissance d'un tramp qui avait la réputation d'être un « sod » (sodomiste). Un jour une femme vint dans la prison, voir son mari, qui attendait de passer en jugement. L'un des prisonniers dit qu'il l'avait connue auparavant, et qu'il avait vécu quelque temps avec elle. Mon tramp devait bientôt être mis en liberté, et il s'enquit de l'adresse de la femme. Apprenant qu'on pouvait encore y aller, il se mit à sa recherche et réussit à vivre avec elle un mois. Il me dit ensuite qu'il avait eu bien plus de plaisir avec elle qu'avec des garçons. Je lui demandai pourquoi il allait alors avec des garçons : « Parce qu'il n'y a pas assez de femmes. Si je ne peux avoir l'une, il faut bien que je prenne l'autre. »
C'est dans les prisons qu'on voit les pires aspects de cette perversion. Pendant le jour, on réunit les prisonniers dans un préau, où ils peuvent faire ce qu'ils veulent ; la nuit, ils sont enfermés à deux ou à quatre dans des cellules. S'il se trouve là des garçons, chacun agit avec eux à sa guise. S'ils refusent, on les bat et on les maintient. Il est rare que le sheriff sache ce qui se passe et tout garçon qui causerait serait assuré de sa mort. C'est dans une prison que j'ai assisté à la bataille la plus féroce entre hoboes que j'aie jamais vue ; un garçon en fut la cause. Deux hommes en étaient amoureux et il semblait répondre avec une égalité parfaite à l'affection de tous deux. Ils décidèrent qu'une bataille à coups de rasoirs (1) jugerait en dernier lieu. Ils se préparèrent au duel, les autres prévenus groupés en cercle autour d'eux. Ils se battirent pendant près d'une demi-heure, se faisant des entailles terribles, puis on les désarma, par crainte d'une issue fatale. Le garçon fut donné à celui qui avait été blessé le moins.
La jalousie est l'un des premiers sentiments dont on s'aperçoive à ce propos. J'ai connu des tramps qui évitèrent complètement les « bang-out » afin d'être sûrs que leur prushun ne serait touché par aucun autre tramp. De tels attachements durent plusieurs années et quelques garçons restent avec leur jockey jusqu'au moment de leur « émancipation ».
Ce terme signifie que le garçon a acquis la liberté de se pourvoir à son tour d'un garçon, afin de le soumettre au traitement qu'il a subi. En règle générale, le prushun est libéré lorsqu'il peut se protéger seul. S'il peut défendre son « honneur » contre tous ceux qui veulent y attenter, il passe dans la classe des « old stagers » et fait ce qui lui plaît. C'est la consolation des prushun pendant leur apprentissage : on leur dit qu'un jour viendra où, eux aussi, ils auront leur prushun. C'est ainsi que la nation hobo se recrute sans interruption.
Il est difficile de dire combien de tramps sont invertis. On ne sait même pas combien il y a de vagabonds aux Etats-Unis. J'ai dit dans un de mes articles sur les tramps que, en comptant les garçons, il doit y avoir entre 50.000 à 60.000 hoboes vrais. Un vagabond du Texas, qui lut mon article, m'écrivit que j'étais au-dessous de la vérité ; les journaux par contre ont trouvé mon chiffre trop élevé, mais ils sont incapables de juger. Je crois que mes chiffres sont approximativement exacts et j'estimerais les invertis, tant garçons qu'hommes, à environ 5 ou 6.000.
Des tramps m'ont dit récemment que les garçons se font de plus en plus rares. Il est, paraît-il, assez risqué maintenant de se montrer en compagnie d'un garçon et, pour mendier, il vaut même mieux faire ses affaires soi-même. Je ne saurais dire si cela prouve que la passion est moins violente aujourd'hui on que les hommes se satisfont entre soi. Mais d'après ce que je sais de leur peu d'inclination pour ce dernier procédé, je pense plutôt qu'il y a moins de passion. Je suis sûr que les femmes ne sont pas plus nombreuses « sur la route » aujourd'hui qu'autrefois et que ce ne sont pas elles qui sont cause du changement. Tout ceci est dit des Etats-Unis.
En Angleterre, où j'ai également vécu quelque temps avec les chemineaux, j'ai rencontré très peu d'inversion sexuelle. De même en Allemagne, où elle ne semble guère en vogue que dans les prisons et les ateliers pénitentiaires. On dit que quelques vagabonds juifs emmènent avec eux des garçons dont ils usent à la manière des hoboes américains, mais je ne puis confirmer ceci par des observations personnelles. J'ai rencontré en Angleterre un certain nombre de tramps qui avouaient leur préférence pour leur propre sexe, et surtout pour des garçons, mais je ne les ai que rarement vus en compagnie amoureuse de ce genre. Eu règle générale, ils vivent seuls.
C'est un fait remarquable qu'en Angleterre et en Allemagne il y a un grand nombre de femmes « sur la route », ou tout au moins avec lesquelles les relations sexuelles sont faciles et pas chères. En Allemagne, presque chaque ville à son quartier de « Stadt-Schieze » (2) : ce sont des femmes qui se donnent pour presque rien, soit 30 ou 40 pfennigs pour une nuit, laquelle se passe d'ordinaire en plein air. De même en Angleterre : dans les grandes villes, il y a des femmes qui sont heureuses de recevoir trois ou quatre pence et celles « sur la route » prennent moins encore.
L'impression générale que j'ai éprouvée à voir de près les chemineaux invertis, c'est qu'ils sont anormalement virils. Dans leurs rapports avec les garçons, ils prennent toujours le rôle actif. Les garçons sont souvent très féminins, mais pas tous, et je ne saurais dire si leur inversion est congénitale ou acquise. Qu'ils y éprouvent cependant un penchant réel, c'est ce dont on ne saurait douter. Aussi cette question mériterait-elle des enquêtes sérieuses et une étude raisonnable.
in L'inversion sexuelle (Etudes de psychologie sexuelle – Tome II), Havelock Ellis (Membre de la Société de Médecine Légale de New-York), édition française revue et augmentée par l’auteur, traduite par A. Van Gennep, Paris, Mercure de France, 12e édition, 1934, pp. 317 à 323
(1) Tous les tramps ont des rasoirs pour se raser et pour se battre, et réussissent souvent à les garder en prison.
(2) Le mot est d'origine hébraïque, et signifie fille, petite fille.