Jochen Gerz : un monument vivant sans cesse réactualisé
« J’ai fait la guerre d’Algérie. J’ai prouvé que je savais prendre des risques. Le souvenir peut servir à éviter des guerres qui mènent toujours aux mêmes atrocités. L’homme prend de moins en moins part à l’action, les risquent diminuent. Ce sont les machines qui font la guerre aujourd’hui. Le prix de la vie n’est plus le même : la vie c’est la vie, et celui qui l’a, veut la garder. Cette prise de conscience se fait partout. »
À la fin du XXe siècle, avec Jochen Gerz, la tradition du monument est contestée – mais aussi paradoxalement revivifiée – d'une manière plus radicale.
Dans la petite commune de Biron, commune du Périgord de moins de deux cents habitants, le projet initial a été de remplacer le monument aux morts du village par une commande publique.
Alors que la logique de la IIIe République était principalement focalisée sur le culte du souvenir, partagé exclusivement entre ceux qui avaient un passé commun, « les anciens combattants », Jochen Gerz ouvre sa création sur une temporalité inversée dans laquelle, par un effet de miroir, l'avenir prend idéalement la place du passé.
Le monument aux morts était un simple obélisque portant les noms des morts gravés et il s'était dégradé par l'usure du temps. On peut aussi penser qu'il était devenu quasiment invisible en raison de l'habitude du regard et de la disparition progressive des rituels qui lui avaient été au préalable liés.
« Mourir, cela me fait penser à la guerre. On n’est pas à l’abri d’une guerre, différente des autres. Peut-être pas une guerre longue, une guerre qui règlera tout très vite. Perdre mes proches serait le pire. Mais je pense que peut-être cela se passera ailleurs. Je souhaite, plus que tout, la paix. Je ne veux pas être un héros. »
Jochen Gerz proposa le remplacement de l'obélisque par un autre identique mais il décida d'en modifier l'usage et le mode de fonctionnement. En effet, au lieu d'inscrire sur les faces de l'obélisque les noms des disparus accompagnés d'une formule comme « Morts au champ d'honneur, 1914-1918 », Gerz plaça sur la pierre des plaques émaillées portant les réponses anonymes mais authentiques des habitants du village à une question restée secrète du type « Qu'est-ce qui est assez important pour accepter de mourir ? ».
« Je ne risquerais pas ma vie dans n’importe quel but, seulement pour défendre ma patrie, le futur aussi. A présent, tout est dans la stratégie, la technologie et rien n’est plus pareil. Déjà, entre la Première et la Seconde guerre mondiale, il y a eu un monde. Aujourd’hui, l’autre, l’ennemi, est comme moi. Logiquement, tout cela devrait être terminé, mais le passé rentre souvent par la petite porte, on n’est jamais sûr. Donc le sacrifice a toujours un sens. »
Jochen Gerz – Le Monument vivant de Biron – 1995/1996
Chaque réponse ouvre ainsi sur un sens actuel, et le traditionnel monument aux morts devient un lieu de méditation sur la valeur présente de l'existence humaine.
Une autre particularité est développée par l'artiste, l'ouverture au temps car Jochen Gerz a prévu l'avenir de cette œuvre, restée selon sa volonté inachevée par essence. L'artiste a laissé sa question secrète sur place, et depuis, un couple continue de poser cette question aux habitants du village qui atteignent leur majorité ainsi qu'à ceux qui viennent habiter Biron.
« On dit toujours : "Plus jamais ça." Espérons qu’on a raison d’espérer. Donner sa vie, cela me paraît énorme. Il y a tellement d’autres choses à faire que de se sacrifier sur les champs de bataille. Il ne faut jamais plus en arriver là. Sous toutes ses formes, l’idée de la guerre est insoutenable. »
Ce monument est ainsi sans cesse réactualisé : le futur de cette statue est un avenir infini, non programmé, une création continue telle que personne ne puisse jamais être confronté à l'œuvre close sur elle-même, fermée sur son intégralité.
« Donner un sens à sa vie pour une cause, sûrement. Donner sa vie pour cette cause veut dire qu’on a perdu au jeu. On a des spécialistes de la commémoration en France : il est important de porter le drapeau. Mais le lendemain ? Je pense que le sens du don de la vie se perd dans les commémorations. Quant à la mort du soldat, le don n’a aucune valeur. On ne pourra pas parler de sens aussi longtemps qu’on ne pourra pas parler de paix. »
« Le Monument vivant de Biron », qui est à la fois un obélisque de pierre et une œuvre immatérielle susceptible, par exemple, de s'incarner en un livre (1), est dans son projet même, à jamais inachevé, toujours fragmentaire. Il est, de ce point de vue, l'inverse de ce monument intangible, plus solide que l'airain dont rêvaient les anciens.
(1) Gerz Jochen, Le Monument vivant de Biron, éditions Actes Sud, 1999, ISBN : 2742709754