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La mer, la mer, Iris Murdoch

Publié le par Jean-Yves Alt

Iris Murdoch explore les méandres de l'être, les motivations dissimulées de l'individu.

Charles Arrowby, metteur en scène célèbre mais vieillissant, s'est retiré dans une maison étrange nichée sur une côte perdue, loin, pense-t-il, de Londres et du monde, afin de méditer sur sa vie écoulée et d'écrire ces mémoires pour lesquels se donne « La mer, la mer ». Mais il apprend vite, trop vite, qu'on n'échappe pas au monde non plus qu'à son passé. Non seulement ses amis londoniens prennent un malin plaisir à se rappeler à son souvenir, et les femmes qu'il a connues, ravies, abandonnées, à lui remémorer ses promesses, mais de plus il s'aperçoit bien vite qu'il s'est réfugié dans la gueule du loup, c'est-à-dire qu'il n'a fait que fuir pour retrouver son adolescence à travers la figure d'Hartley, la jeune fille, elle aussi aujourd'hui flétrie, qu'il avait jadis mythiquement aimée et qui s'était mystérieusement soustraite à lui. S'ensuit, sous les yeux mi-narquois, mi-éberlués d'un aréopage d'abord fasciné puis dessillé de femmes à pédés et d'homos existentialistes, la poursuite d'un passé qui n'a pas eu lieu et ne pourra être rattrapé ni récupéré.

Hartley ne saura, pour cause, jamais répondre à l'image que Charles, dans les méandres du temps s'est forgé d'elle, a inventé pour se rassurer. La fascination de l'absence ne joue plus, malgré qu'il en ait, malgré ses tentatives désespérées pour y croire, à partir du moment où la femme, fatale mais décatie, se présente. La fascination ne joue plus, ou plutôt se déplace. Charles est ramené peu à peu vers une autre femme qui fut la véritable initiatrice amoureuse de l'adolescent ; il se rapproche aussi de James, le cousin énigmatique qu'il haït de jalouser, autant dire d'aimer ; il découvre encore l'étrangeté de Titus, le jeune fils adoptif d'Hartley, dont l'apparition, comme la mort dont se fait porteuse la mer, cristallise les désirs inavoués.

« Le garçon, qui naturellement, en rajoutait, nageait comme un dauphin, gracieux, joueur, faisant luire l'éclair blanc d'une forme cambrée, donnant à entrevoir soudain des mains et des pieds, des épaules actives, des femmes pâles, et un visage mouillé, rieur, exubérant, encadré de cheveux pareils à des algues. Assombris par la mer, raidis, ils changeaient son aspect du tout au tout en lui collant au cou et aux épaules, plaqués sur son visage et le faisaient ressembler à une fille (...) Un plaisir (…) fou s'emparait de moi, la mer était délectable et l'eau salée avait le goût de l'espoir et de l'euphorie. »

Point extrême des miroitements de la métamorphose : Charles en viendra à imaginer une liaison amoureuse entre Titus et son cousin. Et c'est dans la maison de celui-ci, après sa disparition, qu'il viendra embaumer ses meurtrissures et découvrir – peut-être – ce que Sartre appelait la « mauvaise foi ».

Ce qui se dit dans ce roman, c'est tout à la fois la fausseté des relations mondaines – toute relation, peu ou prou, est mondaine, médiatisée – et l'impossibilité de l'isolement qui permettrait de faire un hypothétique point ; ce sont encore les jeux de la séduction et de l'amour propre qui ne se laissent, en apparence, canaliser que pour mieux exercer leur entreprise de corrosion et d'autodestruction ; ce sont, enfin les détours de l'amour, et ses mirages qui amènent le narrateur de « La mer, la mer » à poser explicitement la véritable question dans les dernières lignes du livre :

« Oui, bien entendu, j'étais amoureux de ma propre adolescence. Tante Estelle ? Pas vraiment. Qui est notre premier amour ? »

■ Editions Gallimard/Folio, 1992, ISBN : 2070385272

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