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La nuit juste avant les forêts, Bernard-Marie Koltès [théâtre]

Publié le par Jean-Yves Alt

Un homme paumé, rencontre son frère et s'adresse à ce semblable : se saoule de mots, contre la solitude, contre tous les enfermements, rugit son amour avec toute la fougue du désespoir. Une pièce sur la quête impossible d'un autre semblable.

Il vient, ce paumé tout fou, de rencontrer un alter ego, son futur frère qui peut-être l'hébergera pour la nuit : un copain de passage avec qui il s'improvise, un temps, la plus simple des amitiés de fortune.

Cet homme aborde, dans un vibrant monologue tantôt offensif tantôt sur la défensive, avec toute l'énergie du désespoir, ses envies, ses peurs, ses haines et ses hontes. Il poétise et philosophe, s'invente dans l'urgence des principes, mais pour en revenir toujours à l'autre, celui qui l'écoute :

« ...Camarade, je te trouve et je te tiens le bras, […] ne dis rien, ne bouge pas, je te regarde, je t'aime, camarade, camarade, moi, j'ai cherché quelqu'un qui soit comme un ange au milieu de ce bordel, et tu es là, je t'aime, et le reste, de la bière, de la bière. »

C'est une parole ingénue qui cherche, comme dit le texte, un ange au milieu du bordel du monde dans lequel il vit.

Cet homme prend en charge tous les exclus, que ce soit l'homosexuel, le sans travail ou la pute. Mais il n'a jamais de jugement moral : quand il parle des loubards qui le tabassent, il pardonne presque, tout est pareil, au même niveau.

Il y a un rapport de séduction, même si l'interlocuteur masculin n'existe peut-être que dans la tête de l'homme qui est à la recherche d'une camaraderie entre hommes.

Cette fraternité impossible, c'est pour cet exclu, la recherche d'un semblable, de quelqu'un qui soit comme lui : cet interlocuteur absent est peut-être lui-même, l'enfant qu'il a été. Il l'appelle « petit frère ».

Cette recherche peut aussi être une définition de l'homosexualité : la recherche, à travers un autre, de soi-même et du désir de soi. Il se perd dans « la nuit juste avant les forêts », c'est-à-dire la nuit juste avant qu'on ne lui tire dessus.

Ce personnage de paumé est contre tous les territoires et toutes les hiérarchies : « …toute la série de zones que les salauds ont tracées pour nous, sur leurs plans, et dans lesquelles ils nous enferment par un trait de crayon, les zones de travail pour toute la semaine, les zones d'hommes, les zones de pédés, les zones de tristesse, les zones de bavardage… », contre les petits thésauriseurs du sexe : « tous ces cons de Français prêts à jouir leur petit coup dans leur coin, leur sale foutre de cons ». C'est un arpenteur des rues qui a une perception très aiguë du système de la ville où toute mémoire est absente.

Cet homme guérit sa solitude par un babil mi-amoureux mi-roublard ; il parle à la place de faire l'amour et ne nourrit qu'une seule ambition : s'empêcher de bander et de jouir, se tenir à tout prix. C'est l'idée que s'il y a accomplissement sexuel, il y a forcément un risque : on se dévoile mais on risque gros. La seule façon de s'en sortir pour lui est de se la mettre sous le bras pour ne pas se faire niquer. Quand on se livre on ignore encore le prix à payer ; l'amour peut se payer très cher.

■ La nuit juste avant les forêts, Bernard-Marie Koltès [théâtre], Editions de Minuit, 1988, ISBN : 2707311634


Du même auteur : Quai ouest

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