Le camarade, Henri d'Amfreville (1963)
Le 18 juin 1938, sur la place de la Gare de Moulins, Jean Thourel, 13 ans, fils d'un ancien garde-mobile, fait la connaissance d'Hans Shutts, jeune musicien allemand dans un orphéon de passage qui vient de jouer une aubade.
Hans, ayant remarqué le jeune garçon passionné de musique, l'invite à venir trinquer avec la troupe dans une taverne. Posant sa main sur la tête du jeune garçon, il lui dit : « Tu es mon petit camarade » (p. 10). Jean donne à ces mots une valeur absolue.
« "Ici, petit, on est tous des camarades ; tu en seras un de plus parmi nous. Un camarade d'honneur." Et, plus bas : "Entre nous, c'est ça !" et écartant les bras, il les rapprocha, nouant ses mains, et ses doigts s'enlacèrent. "C'est la première fois, petit Johann, que cela m'arrive d'appeler quelqu'un “mon petit camarade” ; je ne sais pas qui tu es ni pourquoi tu es venu, mais tu as une tête qui me revient". » (p. 97)
Cette expression « Tu es mon petit camarade » sera reprise tout au long du récit dont Jean est le narrateur, plus de vingt ans après les faits qu'il relate.
En dehors de l'un d'entre eux (Ricardo que l'alcool rend dangereux), les musiciens sont heureux de la présence du garçon : « Si tu n'avais pas eu de parents, on t'aurait gardé avec nous comme mascotte » (p. 95).
A la sortie de l'auberge, Jean reprend les mots d'un copain avec qui il est venu écouter le concert : « Oui, il est rond, Hans ! » (p. 107). Le sergent, chef de la fanfare, qui a entendu cette réplique, en profite pour humilier Hans alors que la troupe quitte la ville. Les trois mots malencontreux bouleversent Jean au point qu'il part à la recherche de Hans. Il court à travers Moulins pour le revoir et lui demander pardon. Arrivé au « no man's land d'Yzeure » là où campent les musiciens, Jean provoque une altercation entre Hans et Ricardo. Ce dernier pense que Jean est un « mauvais camarade » (p. 109). Une rixe éclate entre les deux instrumentistes ; elle finit mal ; Ricardo est tué. Hans doit fuir. Jean veut l'aider. Le jeune allemand lui demande de tout oublier.
Dès lors le sort de Hans va dépendre de Jean – seul témoin du meurtre – de sa fidélité, de son courage, de sa faiblesse.
Jean a-t-il livré Hans ? Il le croit. Il pense même l'avoir trahi par trois fois. Car quatre mois après les faits, l'inspecteur Ventadour interroge Jean, et, par un subterfuge, le conduit à dénoncer Hans comme le meurtrier : « La machine à écrire s'est mise à pétarader pour enregistrer ma déposition faite parmi les larmes » (p. 31).
1962 : Hans Shutts est retrouvé ; son procès s'ouvre. Jean Thourel, qui est alors marié, se remémore les liens qui l'unissaient à Hans.
« Je [Jean] dis :
― Hans Shutts agit comme s'il voulait se perdre.
Et il [le juge en 1962] me répondit, en esquissant son maudit mouvement :
― Et vous-même, n'avez-vous pas déposé comme si vous vouliez le sauver ?
— J'ai dit la vérité et je réitérerai les déclarations que j'ai faites.
— Tout est irrationnel dans cette histoire, […] rien ne concorde. » (p. 27)
Par la déposition qu'il fait, Jean obtient l'acquittement de Hans.
Jean, narrateur unique du récit, se penche sur son passé, revoit l'univers de son enfance au charme suranné, et surtout l'ami qu'il a trahi. L'écoulement du temps l'oblige à écrire ce qu'il a vécu car « il y a beaucoup de mots dont le sens échappe à un enfant. Il est seulement à même de donner un sens au ton, aux regards, aux expressions des visages, mais non aux paroles qui sont jetées comme des acides, et il ne leur accorde pas la même signification que les adultes » (p. 22).
L'histoire se termine au mieux. L'anamnèse débouche sur une belle leçon : Le temps ne détruit pas toujours tout… Le temps ne nous détruit pas et le temps avec nous ne se détruit pas.
« Le camarade » distille une écriture magnifique, de celles qui arrêtent le temps en autant de tableaux fragiles et émouvants (1).
Sur une possible homosexualité qui pourrait expliquer les liens entre Hans et Jean, Henri d'Amfreville – par la voix de son narrateur – prend toutes les précautions : « Qui oserait analyser les liens mystérieux et les complexes dont est faite une camaraderie, si désincarnée soit-elle ? » (p. 32)
Plus de vingt ans après les événements, Jean – pour désigner les liens qui l'unissaient à Hans – utilise le terme de « fraternité » : « J'ai découvert au fil des jours, que la fraternité était plus invulnérable que l'amour ; plus magique encore ; et jamais vulgaire. » (p. 10)
Quand il parle de cette « fraternité », Jean peut aussi être plus sensuel : « J'aurais voulu qu'il [Hans] m'emmène avec lui sur les routes et sur les bateaux, à la condition de partager sa vie et sa couche ! » (p. 138). Le narrateur ajoute plus loin : « Hans, tu aurais pu faire de moi ce qu'il te plaisait : tu me subjuguais. J'avais une telle soif d'humanité. J'éprouvais une si grande plénitude à ton contact que je me sentais humble et comme sous la sacration d'un Dieu. » (p. 143)
Tous les deux savaient, dès leur rencontre, que de tels sentiments étaient non seulement condamnés mais que l'on ne pouvait pas les avouer. Jean dédouane ainsi Hans d'un éventuel détournement de mineur : « Pourquoi l'accuser de s'être pris d'amitié pour moi, alors que j'avais couru à lui spontanément ? » (p. 21)
Pourtant quand Hans déclare aux policiers ne pas connaître Jean – pour le protéger – ce dernier ne le comprend pas ainsi ; Jean ressent alors un doute – qu'il retourne dans un sens positif : « Quand on prononce mon nom, il [Hans] feint l'étonnement. Lors de son interrogatoire à Santa Fe de Bogota, les policiers, prétend l'avocat, l'auraient accusé d'avoir eu des intentions troubles à mon égard […] Maintenant que je révise les faits et gestes de Hans, et que je cherche à les interpréter, l'incertitude me gagne. Je ne puis expliquer son mutisme et sa gêne quand on évoque mon souvenir, sinon par le fait qu'il s'était pris pour moi d'un sentiment qui lui semblait répréhensible. A supposer qu'il en soit ainsi, notre merveilleuse et brève rencontre n'en est restée que mieux auréolée d'humanité. Son sacrifice en prend un sens plus profond, et trouve sa justification naturelle. Oui, dans le secret de mon âme, Hans en est encore rehaussé, alors que pour les brutes morales, notre camaraderie resterait entachée de quelque chose. » (pp. 31/32)
Ainsi, si l'auteur ne prend pas totalement position dans son œuvre, il démontre très clairement que le poids des différents anathèmes d'une société peut conduire à altérer, estomper, détruire l'existence de ceux qui vivent en marge.
■ Le camarade, Henri d'Amfreville, Éditions Plon, 1963, 181 pages
(1) Ce récit m'a aussi permis de me remémorer de belles escapades dans Moulins et sa banlieue.