Le temps de l'oubli, Gérard Glatt
Ce roman se déroule dans les années 70, dans le Béarn – région que l'auteur semble très bien connaître – avec des retours sur l'année 1943.
Les habitants de la vallée sont des gens qui sous des « airs parfois bravaches et fiers » cachent une « émotion vive » et un « cœur gros » (p. 20)
Le thème de la jeunesse est celui retenu pour cet article. Il se décline sous les traits de Francis Arbitous, un jeune berger, mort trente ans auparavant, pendant la guerre, et sous ceux des deux frères Pierre et Henri Itahoa qui ne sont pas sans rappeler ceux du « Bonhomme d'Ampère » de Roger Vrigny à qui Gérard Glatt dédicace son roman.
Le Docteur Cambo est le seul habitant du village qui a fait des études en ville. Est-ce pour cela qu'il a en lui, cette volonté de toute puissance, d'être tout pour les autres ? Il personnifie une sorte de subversion, un démiurge qui, à l'instar du romancier, ayant tout saisi des rouages de la société, à la fois s'en soustrait et s'en sert, y vivant par procuration à l'aide de créatures, qu'il y manipule – pour le meilleur ou pour le pire, dans une relation d'amour/haine :
« Et parce qu'il avait tout pouvoir sur les hommes et leurs montagnes, aujourd'hui il leur procure une seconde vie, d'un seul geste il leur accorde la pensée, la faculté d'être, il irrigue les veines de chacun, il est le Créateur... C'est bon d'être Dieu au moins une fois dans sa vie. » (p. 234)
Cambo a toujours eu un rapport privilégié avec Francis, pourtant pas plus beau garçon qu'un autre du village. Lors de ses tournées médicales, Cambo n'hésitait pas à le surveiller. Comme lorsque Francis, enfant, découvre les premières jouissances que son corps lui procure :
« Je suis entré dans l'eau glacée. Comment ai-je pu faire ? J'ai posé les pieds sur des galets ronds et doux, à la recherche d'une roche assez plane qui pût me recevoir tout du long. J'en ai avisé une près du grand trou. Je n'avais que quelques mètres à franchir. Trois ou quatre pas, tout au plus. Tout à coup, l'eau est montée jusqu'à mon ventre. Alors, je me suis arrêté net, tremblant de froid, mais j'étais tellement heureux que rien n'aurait pu me faire rebrousser chemin, puis j'ai avancé à nouveau jusqu'à cette roche plane, légèrement surélevée, sur laquelle je me suis enfin allongé. Je ne saurais vous décrire, docteur, quelles furent alors mes sensations, mais je me souviens de choses si étranges que la mort seule peut aujourd'hui me permettre d'avouer : jamais l'amour ne me procura tant de plaisir que cette eau vibrante et glacée. Ma tête, ballottée par le flot, allait de droite et de gauche. Le courant glissait tout au long de mes bras écartés ; il flagellait mon torse et mes jambes, tandis que ce bout de rien du tout, attaché à mon ventre et malmené par l'onde – j'en rirais avec vous si je le pouvais encore –, ajoutait aux morsures faites à ma peau comme une caresse insidieuse qui, sans discontinuer, me pénétrait les entrailles et m'assaillait l'esprit. » (pp. 32/33 ; événement rappelé dans les pages 223/224)
Comme Cambo, les habitants du village ont été marqués par la mort mystérieuse de Francis, même si personne n'a jamais osé en parler. Le médecin, depuis trente ans, ne s'en est jamais remis.
Deux crimes successifs (le père de Pierre et Henri et Raoul Bertram, anciens résistants) vont amener dans la vallée, un commissaire de police particulièrement humaniste dans son enquête et dans sa façon de conclure.
Quant à Pierre et Henri, « jumeaux » de cœur et d'esprit, ils montrent des humeurs, des engouements proches. Il existe entre eux quelque chose de plus obscur, inscrit dans leur destin comme la membrane unissant des siamois, même si Pierre en a beaucoup moins conscience :
« Car ce que Pierre ignore, ou ne veut pas admettre, c'est le lien qui les soude l'un à l'autre, plus qu'un amour fraternel, comme une profonde amitié, mêlée d'exaltation, née du sang qui coule dans leurs veines. Pour lui éviter tout tracas, Henri ne parle jamais à son jeune frère que des joies que lui apporte la vie : c'est l'unique partage qu'il conçoive. Les basses besognes sont pour lui, et pour lui la coupe du bois. […] Il prend soin de son cadet, lui épargne la peine il le soigne comme une brebis soigne son petit, i le protège et tue lui-même les vautours. » (p. 62)
Amours d'exception ou amours excessives ? En tout cas, amours chaotiques (Pierre en vient, dans un premier temps, à se cacher pour fréquenter Julia), rebelles à la nature, à l'enchaînement normal des causes et des effets, subversifs par essence :
« — Qu'est-ce que tu caches, l'Henri ? Arrête le mulet. Regarde-moi un peu. Couche-toi, Zampa ! Dans les yeux, Henri, dis-moi ce que tu caches.
— Je t'aimais bien, petit frère.
— Ta gorge fait des nœuds, Henri. Tu veux dire quoi ?
— C'était mon plaisir. Je t'aimais à ma façon. Je pensais même des fois qu'on serait comme ça, tous les deux, pour la vie, la main dans la main ; et que plus tard, dans la vallée, on parlerait de nous avec respect, en disant : ce sont les frères Itahoa, comme on disait naguère, de ses fromages, les meilleurs, surtout les tommes, grâce à ses brebis, maintenant les nôtres : c'est le Sébastien Itahoa. » (p. 199)
Gérard Glatt a compris que la plupart des gens ne sont pas attirés par l’ambiguïté, se méfient de ceux qui arrivent à maintenir un équilibre entre les éléments contradictoires de leur personnalité, n’ont aucune envie d'être perturbés par une autre vision de la vie. Son roman en est une magnifique évocation.
Qu'elles soient tendres ou dures, inoffensives ou vénéneuses, vulnérables ou insensibles, les figures de Gérard Glatt, et, plus particulièrement celle de Francis que l'auteur fait « parler » tout au long de son roman, sont une belle recréation de son imagination d'adulte.
Francis ne choisit rien ; ce que le commissaire comprend admirablement bien car il sait qu'on ne refait pas sa vie. Roger Vrigny l'écrivait aussi dans « Le garçon d'orage » : « Ce n'est pas la jeunesse qui compte, c'est l'innocence du premier regard, ce que nous voyons, ce que nous sentons pour la première fois et qui ne se reproduira plus [...]. Rien ne change dans la vie, seulement en apparence, parce que les choses cheminent en secret au-dedans de soi et n'attendent qu'une occasion de se manifester. » (Gallimard, 1994, ISBN : 2070732193, p. 20 et p. 55)
■ Editions De Borée, janvier 2012, ISBN : 978-2812905742
Du même auteur : L'Impasse Héloïse