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Puberté, Hubert Fichte

Publié le par Jean-Yves Alt

Le titre allemand plus explicite aurait pu se traduire « Essai sur la puberté – Roman ». Il s'agit en effet d'une forme particulière d'œuvre littéraire, à mi-chemin du roman, de l'essai et de la poésie.

« Puberté » mérite qu'on s'y attache. Aucunement didactique, ce roman se présente comme une réflexion lyrique sur ce moment indécis qu'est la puberté et plus précisément : la puberté homosexuelle.

Le narrateur, enfant acteur dans l'immédiate après-guerre, mène dans Hambourg qui n'est pas encore relevée de ses cendres un dur combat contre lui-même et contre les autres qui le conduit via la France jusqu'à Port-au-Prince, l'Amérique du Sud et le rite vaudou. Pour quelle fin ? Celle de la puberté. Peut-être, cet éphémère moment magique.

Elle est loin la définition que l'antique Littré donnait à ce mot : « capacité de procréer » ; Hubert Fichte s'attache à dépeindre ce mystérieux éveil au plaisir, et comprend que la puberté n'aboutit pas à quelque chose de fermé – l'adulte accompli, « capable de procréer », qu'ils voudraient que l'on devienne – mais à une ouverture.

Trois narrateurs analysent leurs métamorphoses sexuelles : Hubert Fichte (1935-1986) lui-même, qui parle à la première personne (chapitres 1, 3 et 5) ; un homosexuel de soixante ans, Rolf (chapitre 2) ; un assassin de trente ans, Hans (chapitre 4). Ces deux derniers sont des personnages réels, qui s'expriment directement au cours d'interviews réalisés par l'auteur.

A Salvador de Bahia, Fichte assiste, à la morgue, à la dissection des cadavres. Les scènes de dissection qui ouvrent le livre semblent là pour défaire ce que le « corps rituel de la conscience » avait intégré – à opérer l'inverse de l'intégration rituelle : « Je résolus de répartir dorénavant les actions en celles qui relevaient du magique et en celles qui s'en étaient dégagées » (p. 7), dit le prologue de Puberté. La scie égoïne du médecin légiste ouvre le crâne du mort et en même temps les strates profondes du narrateur. Ce qui se déroule ensuite n'est pourtant pas une « analyse » réinventée par le vaudou.

« A Singida, les hommes-lions enlèvent des adolescents et les dressent à l'état mi-hominien mi-animal. Ceux-ci, contraints de végéter au fond de puits, sont battus et blessés ; on leur tranche d'abord la langue pour leur ôter la faculté de parole humaine, ensuite les oreilles afin qu'ils ne puissent plus entendre comment parlent des êtres humains. Ils désapprennent de penser. On leur fait boire certains breuvages. On leur rabat sur la tête une cagoule en écorce travaillée au maillet. A leurs mains on fixe des griffes de fer. On les loue comme bêtes d'attaque. Ils frappent et déchirent les ennemis. A Kwepsis, village d'Afrique orientale, le novice se voit attacher aux poignets des doigts de fer avec lesquels il doit traverser un tunnel. Il tremble de peur. Dans le temple, il trouve une mascotte. Il trouve le squelette d'une chèvre et le corps d'un homme. Ce dernier a de profondes blessures dans la poitrine et à la gorge. Dès lors, si le novice hésite, il est condamné à périr. Mais il saisit aussitôt le mort et le porte hors du tunnel. » (pp. 239/240)

Les personnages de Fichte ont une conscience à la fois ivre et volontaire, c'est elle qui importe et peut être changée. Quand ils sont amoureux, ils veulent approcher l'autre et s'unir à lui. La puberté, c'est l'entrée dans la danse nuptiale. Entrée torturante, maintes fois décrite. Le narrateur/auteur, à 14 ans, cueille des baguettes et s'amuse à en flageller Pozzi, le médecin qui lui a révélé son homosexualité décelable dans une analyse d'hormones : « Tu es fifty-fifty ! C'est-à-dire moitié androgène et moitié œstrogène. » (p. 39). Pozzi a dit : « Je t'aime. » (p. 68) ; le narrateur répond : « Mais moi, je ne t'aime pas. ― Moi. » (p. 71)

Le moi éclot en nombre, envahit la scène comme une foule. « La multitude de mes moi dont Pozzi se frustre. A savoir : Mon moi embryonnaire. Mon moi catholique. Mon moi théâtral. Mon moi constructif. Mon moi protestant. Mon moi bas-allemand. Mon moi pipi. Mon moi des leçons de gymnastiques. Et ainsi de suite. » (p. 72)

L'éros et l'agapè se mêlent dans le mouvement de la danse. « […] avec mes 14 ans je me sens responsable de lui par un amour qui embrasse le monde tout entier. C'est qu'il me faut aimer chacun, si j'aime un, ne serait-ce que le pivert ou l'arbre, il me faut les aimer tous, sinon ce n'est plus juste et c'est manquer à mes responsabilités ; le monde et tous les autres en deviennent mauvais, moi en même temps qu'eux et je n'ai plus que de mauvais contacts avec ce qui est mauvais. » (p. 74)

La puberté, c'est le lent combat du corps qui veut s'épanouir, multiple, à toutes les sources du plaisir ; c'est non pas assimiler peu à peu les interdits, mais y résister. Plus difficile, et cependant mieux organisée pour souffrir, la puberté homosexuelle s'avère exemplaire. Ce que l'on peut appeler « l'accomplissement » prend du temps, car cela s'arrache, racine après racine.

L'adolescent des années cinquante croise sur son chemin des adolescents de trente, de soixante ans, leur donne la parole et à leur tour ces vieux enfants pubères se confient. Ils ont pris le temps de marcher jusqu'au bout ; ainsi font les errants, tous ceux qui ont, au terme du voyage, quelque chose à gagner. L'autre, à venir, s'interroge : « Peut-être l'homosexualité est-elle une chose qui n'existe même pas. » (p. 288) :

 Au chapitre 2, il est question d'une autre puberté. Rolf, 60 ans (en 1972), est employé dans une compagnie assurance. Il découvre son homosexualité à l'école, mais face à l'inconnu et à un certain danger, il s'interdit de se fixer à quelqu'un de déterminé. Il se marie avec une camarade d'études qui a trois ans de plus :

« Des érections, j'en ai eu sans façon, et il serait faux de croire que cela me procurait un sentiment de dégoût. Non, seulement... Eh bien, le ménage existerait probablement encore à l'heure actuelle si cette femme avait été plus tolérante. Je l'ai mise au courant avant le mariage et aussi mise en garde. Cela n'a fait que la titiller et stimuler davantage son désir de m'épouser... pour me guérir. Et, en effet, elle m'a conduit, à ses frais, chez un psychiatre, un psychothérapeute à Berlin. Au bout de sept séances, cela m'a paru si ridicule que j'ai cessé d'y aller. D'ailleurs, une fois je lui ai dit :

— Même si vous arriviez à me guérir, ce que je juge impossible, je n'en retournerais pas pour autant chez ma femme. » (pp. 155/156)

Plus tard, sa femme le fait prendre en filature et le dénonce à la police de Berlin-Ouest à cause d'une liaison avec un jeune étudiant. Sitôt qu'il l'apprend, Rolf intente une action en divorce. La police a été « fort tolérante » et a fait preuve d'un savoir-vivre fantastique :

— Vous n'avez pas besoin de dire qui était votre partenaire. Mais pouvez-vous nous affirmer qu'il avait vingt et un ans révolus ?

— Ah oui, il les avait.

— Alors toute cette histoire ne nous regarde plus. Vous passerez-vous de recevoir une communication d'usage concernant l'abandon des poursuites ?

— Je m'en passerai.  (p. 156)

 Au chapitre 4, il est encore question d'une autre puberté. Entre les années 1969 et 1973.

Hans Peter Reichelt est né en 1942 à Lüttgenburg. Il est le fils d'une femme célibataire tenant un salon de coiffure. L'enfant a été placé en nourrice juste après sa naissance. Quand il a eu un an, sa grand-mère a appris son existence et l'a emmené en Silésie jusqu'en 1945. Il a fallu fuir à nouveau et se réfugier en Souabe. A sept, il rencontre pour la première fois sa mère. Il apprend qu'elle se prostitue et qu'elle a essayé – sans succès – d'avorter quand elle était enceinte de lui.

A l'école, Hans est plusieurs fois approché par un professeur pédéraste. Il tue plus tard une femme qui le caresse. D'une certaine manière, c'est sa mère qu'il tue à travers le visage de cette autre femme. C'est le bain de sang qui fait de lui un homme comme tout le monde. Il n'était pas amoureux de sa mère, mais ne pouvait pas se libérer d'elle sans la magie du rite, le fleuve rouge :

« Son visage à elle, j'ai été même sans le reconnaître. J'ai toujours vu le visage de ma mère, c'est sur lui que j'ai tapé, cogné, à lui que j'ai porté, assené des coups. D'une manière quelconque, il n'était pas là, en quelque sorte complètement flou, au milieu d'un lac de sang sur lequel ont dû flotter rien que des découpures de papier... quant au fait que j'étais agenouillé au milieu de ce lac de sang, penché sur elle, frappant sur ce visage – tout cela, je l'ignore. » (p. 300)

Hans fait de la prison. Puis il se marie tout en poursuivant des rencontres homosexuelles.

« J'aime ma femme parce qu'elle est tout bonnement le premier personnage dans ma vie qui me donne le sentiment qu'il a besoin de moi, qui m'enlève aussi le sentiment d'être superflu. J'ai cherché un modèle et j'en ai trouvé un, ce pasteur Herbert Degenhard, qui va bientôt mourir maintenant, ça, c'était un personnage, c'était tout simplement un modèle, estropié, avait une jambe raide, l'aspect d'une laideur invraisemblable, aux oreilles géantes en feuilles de chou comme une chauve-souris, avec un regard terne, où l'iris s'estompait sans cesse et un nez démesuré, avec un visage ridé, mais c'était un être humain et il prêtait l'oreille à ce qu'on lui racontait, tout en étant parfois bien bizarre, déambulant à travers la grisaille quotidienne comme un saint de bois vermoulu... parfois il marquait le pas, mais uniquement orienté vers son Dieu, dont nous ne savions guère qu'en faire. Pourtant, c'était un être humain. C'est lui qu'en vérité j'ai pris pour exemple idéal. Je suis nullement un chrétien. D'ailleurs, je ne songe nullement à le devenir. Cet homme-là nous a pour de bon donné le sentiment d'être des humains, d'être des personnalités, d'être des individus, oui, des individualités avec un visage. C'est tout de même une chose à la portée de nous tous que d'octroyer aux gens que nous croisons et qui sont peut-être encore davantage dans la mouise, de leur octroyer un visage, de leur octroyer une vie, de leur octroyer une voix. » (p. 320)

Dans son parcours, l'auteur livre, entremêlés, ses voyages, ses souvenirs littéraires, touristiques, ses expériences et ses échecs. Mais tout est placé sous le signe du cauchemar, du fantasme ou du réel le plus sordide : les mots s'entrechoquent, ils dégagent une odeur de sang, de sperme, de cadavre. Les visages du désir flottent devant nos yeux : un assassin « beau comme le jour », Jean Marais dans « Le Château de verre »...

Œuvre assurément difficile, « Puberté » est écrit avec un rythme hachuré, des trous obscurs qui rendent parfois la lecture laborieuse et déroutante. Il y a pourtant, ça et là, des moments pour le seul plaisir du texte :

« J'avais jusqu'ici tenu Schiller pour beau car il était représenté dans l'album du chocolat Stollwerck avec des yeux bleus et des boucles blond Titien, mais lorsque Pozzi prononça la phrase sous le lampadaire, je découvris la beauté de ce qui est irrégulier et expressif.

J'aurais eu un père. Qui eût été incestueux.

Pozzi a dit : Je t'aime. » (p. 68)

■ Puberté, Hubert Fichte, Éditions Gallimard/Monde Entier, traduit par Raymond Barthe, 1977, ISBN : 2070295249


Lire la quatrième de couverture et d'autres extraits

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