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La véritable histoire de Fabrizio Lupo par André Calas

Publié le par Jean-Yves Alt

Dans la prison de Bologne en Italie, un maquisard condamné à mort par les Nazis s'attend à être fusillé. Nous sommes en 1944. La guerre touche à sa fin. Pour essayer d'oublier, il écrit sur des lambeaux de pages arrachées aux livres de la bibliothèque le roman qu'il aurait écrit — se dit-il — s'il avait vécu.

Dans la nuit un commando de partisans italiens, déguisés en feldgrau, attaque par surprise la prison San Giovanni in Monte et délivre les prisonniers politiques. Sans ce coup de force, les lettres européennes compteraient sans doute un écrivain de moins : Carlo Coccioli.

Le livre qu'il avait commencé dans ces conditions et qu'il écrivait avec un bout de crayon qu'il économisait parcimonieusement devait paraître pourtant, mais il dut le récrire en entier car ses papiers restèrent dans sa cellule et furent perdus la nuit de l'évasion. Coccioli reprit le maquis, se mit à la tête d'un petit groupe de jeunes gens et franchit avec eux la ligne Gothique à la poursuite des armées battues. Il devait recevoir la plus haute récompense de la résistance italienne, la médaille d'argent.

Ce petit livre s'intitule Il migliore e l'ultimo. Il est (ou il fut pendant longtemps) le seul dans l'œuvre de Coccioli à ne pas être traduit en français. Car tous les autres romans ont paru dans tous les coins du monde, traduits en plus de douze langues. Carlo Coccioli a d'ailleurs une connaissance si parfaite de notre langue que plusieurs de ses livres ont été directement écrits en français.

Lorsque j'ai connu Carlo, il y a maintenant plus de dix ans, c'était un homme jeune, plein d'enthousiasme, de fougue, de fébrilité. Il adorait alors Paris et habitait, rue Chappe, un petit appartement qu'il partageait avec un garçon plus jeune que lui, beau, d'une intelligence froide, Michel B...

Michel a inspiré Fabrizio Lupo qui lui est discrètement dédié.

Carlo lui a porté un des plus émouvants, des plus profonds attachements qu'il m'ait été donné de voir, dans un milieu où les passions durables ne sont pas fréquentes. Un amour passionné, de chaque instant, obsédant, et finalement très douloureux. A travers lui, Coccioli a aimé la France charnellement et quand leur amitié fut morte, cet attachement pour notre pays tourna au dépit. Cela était vrai du moins il y a quelques années.

On ne peut imaginer deux êtres plus différents que Carlo et Michel. L'un n'était que ferveur. L'autre, intelligence froide et cérébrale. C'est peut-être cette différence profonde qui fit la force de leur attachement : « Nous nous sommes aimés par nos différences », disait Alain Fournier à Jacques Rivière. Comment comprendre sinon un si durable sentiment !

Lorsque Michel B... connut Coccioli, il était fort jeune. Il n'avait pas fait son service militaire. Je me souviens, l'ayant rencontré avant Carlo (nous travaillions alors dans le même journal), qu'il avait l'âme curieuse et pure d'un jeune scout ; il quittait à peine cet âge des escapades en forêt où la camaraderie ressuscite le « vert paradis des amours enfantines ». Si jeune, si épris de littérature et de célébrité, il fut ébloui par Coccioli.

Celui-ci parlait de tout avec chaleur, s'intéressait à tous les problèmes, psychologiques et moraux, autant que sociaux et politiques. A côté de lui, on oubliait les heures.

La première fois que je le vis, chez l'éditeur Plon, il nie raconta sa vie. J'ai tendance à croire aujourd'hui qu'il ne fut jamais si cordial, si amical que lorsque j'eus projeté d'écrire sur lui, dans le journal à grand tirage où je travaillais, un long article. En France, il n'avait pas encore la renommée que ses livres suivants, écrits en français, lui valurent ensuite.

Je le vis souvent. J'allai chez lui. Je connus assez vite tout son passé.

Il est né à Livourne en 1920. Tout en lui est d'un Latin, d'un Méditerranéen : le teint basané, la peau huileuse, le cheveu noir (qu'il avait alors abondant), l'œil vif. Quand il parle, on croirait qu'il crache ses mots dans de grands mouvements de mains. Sa vocation est née très tôt. Alors qu'il était encore adolescent à Tripoli où son père était officier, il grava sur une pierre du môle ces mots : « Je serai écrivain ». Son enthousiasme, il l'explique par ses origines :

— Mon père était très méridional, de Tarente, dans le Sud de l'Italie. Ma mère était de Livourne, qu'on appelle dans la Péninsule « la ville de la passion et de l'anarchie ». A. cela s'ajoute une grand-mère juive. J'aime la littérature qui vit et non celle qui se paye de mots. J'aime la vie et je crois à la vie. Mes romans sont des messages qui vont à des êtres de chair capables d'être touchés et de m'écrire, de pleurer ou de m'injurier. Je n'ai pas peur qu'on m'accuse d'être mélodramatique. Il n'y a pas de grandes œuvres qui ne le soient un peu.

Ce côté exalté qu'on trouve dans ses livres, il l'a montré toute sa vie. Le jour où Mussolini déclara la guerre à la France, il se trouvait à Naples où il était étudiant. Dans les rues, des haut-parleurs annoncèrent la nouvelle. Il avait été de tout temps attaché à la France, il éclata en sanglots et les passants étonnés regardaient ce grand garçon qui ne savait pas retenir ses larmes.

Avant d'être romancier, il fut assistant d'Université. Il a le titre de docteur et est spécialiste des langues berbères. Il abandonna l'enseignement pour le journalisme, ou du moins pour une certaine forme de journalisme : il écrivait sur commande des nouvelles et des récits pour les hebdomadaires italiens.

C'est assez paradoxal, mais il n'aime guère la littérature française. Elle l'a peu influencé :

— La France aurait dû m'apprendre la mesure, aime-t-il dire, et le contrôle de moi-même. Mais pour moi c'était impossible. J'ai essayé de changer ma nature. Peine perdue. C'est en restant fidèle à soi-même qu'on peut produire quelque chose de valable. C'est pourquoi la littérature française a peu influé sur moi. Je connaissais à peine Bernanos dont on a tant parlé à mon sujet. Le seul roman français qui m'ait appris quelque chose, c'est Jean Barois , de Roger Martin du Gard. Pour le reste je dois tout à des romanciers étrangers, Chesterton, Dostoïevski et Thomas Mann . Ah... : mais il y a Gide. J'aime en Gide surtout son effort vers la sincérité.

Il partit de France brusquement. La grande passion dont il brûlait pour Michel B... avait tourné au drame. Ils s'étaient séparés, sans qu'il cessât de l'aimer. Lorsque Michel l'eut quitté, Carlo me donna l'impression qu'on avait retiré de son être tout ce qui lui donnait sa chaleur, sa raison de vivre. Je le trouvai désormais aigri, déçu, injuste même pour tout ce qui concernait Paris et la France qu'il avait tant aimés parce qu'il les assimilait à l'être cher et parce qu'il en faisait le décor inséparable de sa passion heureuse.

Un geste presque fou donnera une idée de cette liaison. Un jour, ayant découvert que son ami s'était réfugié au Canada où il enseignait, il prit l'avion pour Montréal, le retrouva et l'emmena au Mexique, toujours en avion. Il croyait avoir ressaisi le bonheur, ressuscité un amour mort. Ce fut un échec. Chacun revint là d'où il était parti. Je trouve cette folie belle. Il s'en commet si peu dans notre monde blasé et sans cœur.

Je reçus de Carlo Coccioli de longues lettres dans lesquelles il évoquait cette souffrance dont je viens de parler : « Mexico, le 3 octobre 1953. Mon cher Ami, votre lettre m'a fait du bien. Vous savez, je n'ai pas la nostalgie de l'Italie. J'ai la nostalgie de Paris. Mes lecteurs, ceux de Fabrizio Lupo, continuent de m'écrire. Ils sont presque une armée. Je vis ici une vie compliquée et sauvage. Je vous assure que vous pourriez écrire, avec tout ce qui s'est passé dans ma vie, un article bien extraordinaire, bien fou, bien douloureux... Vous ne savez pas que je suis sorti de chez moi, à Paris, un matin à dix heures. A 16 heures, j'ai pris l'avion pour Montréal. Rien n'était prévu. A Montréal, je suis resté deux jours. Je suis maintenant ici. Je vis ici une vie insensée... »

Ensuite, ayant choisi de vivre définitivement au Mexique, il cherche à oublier sa peine dans le plaisir : « J'ai passé des nuits entières dans les bordels de Veracruz, saoulé de rhum dans une atmosphère extraordinaire. Je suis allé en pèlerin au Christ Jeune de Chalma, un voyage à cheval à travers un Mexique de légende. Je connais tous les hauts et bas quartiers de la capitale. Un personnage de mon futur roman est entré chez moi et m'a laissé sans un sou, mais je l'ai poursuivi dans toute la ville et je l'ai amené personnellement à la police. Il est sorti un mois après (qui sait comment !) et m'a écrit une lettre insensée. Je vous dis cela pour vous donner une idée de ce que pourrait être la trame de votre article. Il pourrait être presque sensationnel. ... Je vous parlerai de ma vie, de ma voiture, de mon chauffeur de Veracruz qui a dix-sept ans et qui joue toute la journée au bilboquet... de mes amis novilleros, de mes amis boleros (sciuscia). »

Enfin, Carlo Coccioli retrouve l'équilibre dans l'amitié d'un jeune Mexicain, J... Dès lors ses lettres se font plus sereines : « Je reviens du Guatemala où je suis allé en voiture. Figurez-vous quel voyage j'ai eu la chance et le courage de faire. J'ai vécu dans un cafétal, une plantation de café, dans une fina de Tapachula. J'ai passé la frontière mexico-guatémaltèque sur le fleuve Suchate, en pleine brousse tropicale. Je rentre fatigué et ravi de ce voyage incroyable... Mes nuits de Veracruz ne sont que la conséquence d'un très horrible moment que j'ai vécu et dont je sors à peine... Je vous parlerai de cela, car pour moi vous êtes un ami avant d'être un chroniqueur littéraire, de vive voix, quand j'aurai le grand plaisir de vous voir. Vous vous étonnerez de l'intensité de la crise que j'ai vécue..., etc. »

L'année suivante, une de ses lettres m'annonce la naissance de ce roman qui s'appellera plus tard Manuel le mexicain : « J'ai passé la nuit dit 31 décembre à Tepozlan, un village indien à cent kilomètres d'ici, dans une immense église, sans lumière électrique. Des centaines de femmes tristes, dramatiques, se tenaient immobiles avec un cierge à la main, couvertes de leur rebozo. Les hommes étaient vêtus de blanc avec leur sarape de laine et le grand sombrero par terre. Quelque chose de puissant et d'effroyable-nient triste. Tiens, je vous dis le titre et vous êtes le premier auquel je le confie : Histoire d'un garçon mexicain. J'y travaille depuis des mois et les difficultés nie paraissent presque insurmontables. Ici, dans quelques jours, la poétesse Pita Amor offre un grand cocktail pour la publication en espagnol de Fabrizio Lupo. Il y aura des gens comme Diégo Rivera, Ruffino Tamayo, Dolorès del Rio, Alfonso Reyes, Jean Sirol et l'ex-Président de la République Portes Gil, en un mot toute l'intelligentzia mexicaine... Il est tard et je suis fatigué ; mais je suis content de vous avoir écrit : Bonne année, je vous serre la main affectueusement, votre Carlo. »

Dans une autre lettre, toujours écrite au Mexique, il s'étonne et se fâche de ce que le livre de Papini Le Diable reprenne une de ses idées : « ... Eh bien, la grande nouveauté de Papini (Il faut aimer Satan) n'est que la servile répétition de ma thèse du Ciel et de la Terre. Lisez mon chapitre XI dans la deuxième partie, qui avait tant suscité d'émoi chez les catholiques orthodoxes. Je vous avoue que je me sens plagié et blessé. Papini connaissait très bien mon livre. Je n'arrive pas cependant à le croire coupable d'un plagiat. Mais le fait me paraît troublant. Et la chose la plus insensée, celle qui me fait mal, c'est que le thème de l'Image et les saisons dont je corrige maintenant la traduction française et qui est publié en Italie chez le même éditeur que Papini, n'est que le développement romanesque de la thèse du Ciel et la Terre. Ce n'est qu'un cas de satanisme... Ici le succès de Fabrizio Lupo (et vous comprenez que je ne fais pas allusion à un vulgaire succès de librairie qui d'ailleurs ne manque pas) est très satisfaisant. On a publié sur ce livre des articles extrêmement sérieux et cordiaux... Hélas mes lettres ne sont pas belles mais elles sont, vous le savez, toujours sincères. Avec l'amitié de Carlo. »

Je feuillette encore quelques lettres. Le voici de retour en France : « Tu trouveras dans ces notes désordonnées mais claires tous les éléments qui pourront te servir. Tu pourras dire ce que tu voudras sur mes questions personnelles. J'ai confiance dans le sens de ton choix. » Mon article avant paru, il en est satisfait : « Je veux te dire merci pour ton bel article... Notre voyage en Italie a été splendide et Florence nous a accueillis avec un très grand soleil. Une fête. Nous venons d'Assise, il n'y a rien de plus beau au monde. » Je retrouve ensuite un court billet : « Nous sommes là et nous avons grande envie de vous voir tous deux. Dis-moi quand nous pourrons le faire (la semaine prochaine serait le mieux, je pense) et où : ici ou chez toi ? A bientôt, je te serre affectueusement la main. »

Il y a dix ans de cela. Fabrizio Lupo est entré dans l'histoire littéraire et je pense qu'il n'y a plus d'indiscrétion à révéler le drame véritable qui l'entoura, pas davantage à publier des passages de ces lettres qui étaient expressément destinées à éclairer les lecteurs sur la vie d'un auteur dont l'œuvre fut souvent faite « de larmes et de sang ».

Arcadie n°129, André Calas, septembre 1964

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