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De l’anomalie à l’ordination par Marcel Jouhandeau

Publié le par Jean-Yves Alt

« Ce qui est scandaleux, à mon avis, ce n'est pas l'homosexualité, mais le mauvais usage qu'on en fait trop souvent et l'état qu'on en fait aujourd'hui.

On me reproche de ne pas prendre part à une croisade en faveur d'une inclination que j'ai souvent reconnue pour mienne. Ce qui empêche l'adhésion, c'est que, sous le couvert de cette mode, se rangent trop de snobs, de poseurs, de simulateurs, d'aigrefins, de profiteurs, de faux-jetons.

En elle-même, l'homosexualité ne m'en semble pas moins aussi naturelle que l'hétérosexualité, quand l'une surtout n'exclut pas l'autre et qu'elles répondent l'une et l'autre à un instinct également sincère, disons fatal, source de joies et de chagrins, propres à nous enrichir.

Une civilisation est parfaite, quand elle permet de s'entretenir de tout ce qui est humain avec une liberté entière, sans la moindre affectation ni l'ombre d'une hypocrisie, comme Socrate, Alcibiade, Aristophane nous en donnent l'exemple dans le Banquet, Socrate surtout dans le Charmide.

Pas de champ de bataille plus favorable que l'homosexualité à de grandes victoires, à de plus sublimes défaites. Mais pour y suffire sans déchoir, faut-il avoir l'âme bien placée, très haut placée.

On ne sait bien de quoi il s'agit qu'après. On ne connaît tout à fait la séduction qu'au moment où on la domine, ce qui m'arrive. Eh bien ! voilà : je ne renie pas du tout les voluptés dont je n'ai plus besoin. Pour en éprouver le remords, il faudrait que je m'y fusse mal pris ou que j'eusse multiplié autour de moi les victimes. Pas question d'être ingrat.

Un jour vient, quand le désir brutal nous a quittés, que le plaisir nous devient aussi incompréhensible qu'à ceux qui, faute d'y être appelés, nous reprochaient autrefois de le prendre.

Délivrés de cette espèce de servitude, songeons-nous à ce qu'elle nous a fait faire de pas, de gestes, de discours, on n'en revient pas d'une telle complaisance de notre part. Étions-nous libres de la refuser ? Schopenhauer avait raison dans son principe, quand il constatait que l'homme est souvent manœuvré par des forces obscures qui s'emparent de lui et poursuivent à travers lui leurs buts. Si, heureusement pour la richesse et la beauté de la vie, ces buts sont ceux de la Nature, plus hardie, aventureuse, plus déconcertante, déraisonnable que nous, je refuse de suivre dans ses conclusions le philosophe pessimiste et me voue de préférence à Platon qui voyait dans la passion « l'Enthousiasme », une sorte de possession divine.

En ces mains puissantes qui semblent se jouer de nous, il ne s'agit pas pour le jouet que nous sommes de se dérober à la Fête, à ses risques non plus qu'à je ne sais quel ravissement ineffable, aussi longtemps qu'il convient, mais, la volupté goûtée, de s'élever peu à peu au-dessus d'elle, au-dessus de soi. Quel bonheur après l'ivresse de s'asseoir à l'écart, pour contempler sans parti pris et sans partage tout ce qui est bon ! »

Marcel Jouhandeau

in Le Crapouillot n°30, « Les Homosexuels », août 1955

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L’œuvre de Gide vue par Claude Michel Cluny

Publié le par Jean-Yves Alt

« Une fois tombés ses "prétextes", comment l'œuvre de Gide va-t-elle subir l'usure du temps ? Nous ne lisons plus Voltaire par rapport à son époque, mais pour ce qu'il peut nous dire, comme s'il écrivait aujourd'hui, et pour la manière de le dire.

Il est possible, et même probable, que les témoignages courageux de Gide, ses critiques du colonialisme et du communisme, ne soient plus lus que pour leur valeur documentaire, comme demeurent exemplaires les batailles de Voltaire pour la liberté de la pensée et de l'individu. Mais c'est l'œuvre de l'écrivain dont l'avenir reste indéchiffrable. Sa diversité a donné dans tous les genres avec un inégal bonheur. Je ne crois pas aux maigres romans gnangnan, pas davantage aux Faux-Monnayeurs, mais aux petits traités du début, si originaux, peut-être aux Caves, aux souvenirs et, certainement, au Journal. Les générations qui viennent n'imagineront pas de quel empois moral il a contribué à nous débarrasser. Pour moi, il m'a conforté dans un souci d'exigence. La liberté sexuelle, elle m'était acquise, naturellement, sans questions inutiles : je voulais aimer qui j'aimais, et n'avais besoin ni d'un guide ni d'un blanc-seing. Mais il a eu, certainement, une influence libératrice sur beaucoup, et surtout sur la société. Ce n'était pas rien !

Gide n'aurait jamais souffert par amour – mais qu'en sait-on ? Ce genre d'assertion me laisse sceptique. Et puis, il n'y a pas qu'une manière d'aimer et de souffrir, brevetée, étiquetée, jetée dans la rue à la criée... »

Claude Michel Cluny

in Le silence de Delphes (L’invention du temps tome 1) Journal littéraire 1948-1962, éditions La Différence, Littérature, 2002, ISBN : 2729114203, page 274


Lire aussi : Gide : le contemporain capital par Eric Deschodt

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Confidence et intimité par Jean-Jacques Kihm

Publié le par Jean-Yves Alt

« Deux choses importent dans l'amour et en déterminent la profondeur : d'abord la présence de deux êtres l'un à l'autre, présence plus ou moins totale (qui existe aussi bien dans l'amitié que dans l'amour) – ensuite que l'être aimé occupe la totalité du monde (ceci ne concerne que moi). »

Jean-Jacques Kihm

■ in Journal II, éditions Rougerie, 1983

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Absence par Roger Vrigny

Publié le par Jean-Yves Alt

« Ou peut-être est-ce une sensation de manque, le sentiment d'une absence ? Tout le monde sait qu'une absence, c'est ce qu'il y a de plus lourd à porter. On a besoin de la conjurer en lui donnant une forme, un langage. Pendant que j'écris, ce matin, j'en ai une qui me pèse, elle ajoute à tous mes gestes quelque chose de vague et d'inachevé, elle est dans ma démarche, dans mes yeux, dans l'air que je respire, la musique que j'entends. Comme je voudrais vous en parler, sans le dire, pour me délivrer, et ce que je vous dirai de cette absence n'aura apparemment aucun rapport avec son objet, vous n'y reconnaîtrez personne, une silhouette, l'éclat d'un regard, la chaleur d'une main, Vous n'apprendrez rien de son histoire, je ne raconterai rien de la mienne. Je vous dirai simplement : au réveil, le ciel m'a paru un peu sombre, la maison était silencieuse, une voisine parlait dans la cour, sa voix avait une résonance bizarre. Je me demandais à quoi elle ressemblait. Il y avait de la poussière sur le bureau, je prenais un chiffon pour l'essuyer. En passant devant la glace, je regardais mes joues qui n'étaient pas rasées, je les palpais du bout des doigts. La voix dans la cour faisait penser au roucoulement d'un pigeon, c'était peut-être un pigeon. Je pinçais la bouche pour examiner mon menton. Il y avait un autre bruit dans le ciel, qui ne ressemblait ni à la voisine ni au pigeon. Un avion sans doute. Si j'avais un avion, je pourrais aller très vite et très loin, je ne serais pas obligé de rester ici pour mon travail, je pourrais partir et revenir aussitôt. Dans une heure, je sentirais l'odeur des pins, je verrais la mer, j'entendrais le claquement des vagues sur les rochers, un nom qu'on appelle. Je quittais la glace pour allumer une cigarette. La voix avait disparu, le pigeon s'était envolé, l'avion avait quitté le ciel, le ciel était devenu bleu. Il y avait encore un peu de poussière sur le bureau. On est triste d'être seul, on est heureux d'être triste. Depuis un moment déjà, on n'est plus tout à fait triste ni tout à fait seul. Il y a quelqu'un près de vous, penché sur votre épaule, qui écoute. On n'en finira pas de lui parler. »

Roger Vrigny

in Le besoin d’écrire, Editions Grasset, 1990, ISBN : 2246369916, pp.53/55

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