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Le cahier vert / Journal 1961-1989, Jocelyne François

Publié le par Jean-Yves Alt

Vingt-neuf ans d'une vie : les livres, un mariage illusoire, trois enfants, la passion pour une femme, Claire Pichaud, peintre, quelques amis, la maladie, le temps qui passe, le vieillissement, la mort...

Ce qui est exceptionnel dans ce journal, c'est le choix d'une centaine de jours dans une existence de presque trente ans. Des années entières sont absentes, inutiles, perdues dans l'oubli de la mémoire. Les instants captés par l'écriture sont ici les témoins absolus – dans la brièveté des annotations – de l'essentiel d'une vie.

Jocelyne François et son amie ne se sont installées à Paris qu'en 1985. Ces années à la campagne sont majeures. Jocelyne François ne succombera pas aux mirages parisiens. Son journal d'une très grande beauté d'écriture ne refuse pas le vertige de la vérité, mais la lucidité, les moments de doute, l'horreur de la maladie et de la mort n'entachent jamais la recherche fondamentale d'une sagesse, une tentative pudique de cohérence et d'unité :

« J'ai toujours, toujours retiré une grande tristesse, un désarroi des moments de non-accord entre mon désir et ma vie. »

Le cahier vert / Journal 1961-1989, Jocelyne François

L'économie de mots, les grandes ellipses de temps donnent aux instants relatés une intensité poignante.

Ce qui domine tout le journal c'est l'amour de deux femmes.

« Certes j'ai misé toute ma vie sur une passion... », écrit Jocelyne François qui dit aussi : « Vivre auprès de Claire en tant que femme et que peintre, c'est le miracle. »

Un amour qui traverse les épreuves sans tiédeur, sans négligences, attentif à se garder intact et vibrant dans un constant échange culturel et spirituel :

« Merveilleux amour de Claire me disant hier de ne pas me préoccuper de l'aboutissement, d'écrire seulement. Librement. »

Une histoire intime vers la sérénité et l'amour.

■ Le cahier vert/ Journal 1961-1989 de Jocelyne François, Mercure de France, 194 pages, 1990, ISBN : 978-2715216594


Du même auteur : Histoire de Volubilis - Le sel

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Correspondance, de Sigmund Freud et Stefan Zweig

Publié le par Jean-Yves Alt

C'est à propos de l'audacieux récit d'une passion homosexuelle « La confusion des sentiments », que le psychanalyste Freud, en 1927, écrit à Zweig :

« Pourquoi l'homme ne peut-il pas accepter l'amour physique de l'homme, même lorsqu'il se sent très fortement lié à lui sur le plan psychique ? Ce ne serait pas contre la nature de l'Eros qui, avec le dépassement de la rivalité naturelle entre hommes (attitude de jalousie), connaîtrait un triomphe remarquable... Il n'est pas non plus contre la "nature" humaine, car celle-ci est bisexuelle ; plus encore, cette incapacité n'a pas toujours existé, elle semble exister uniquement pour nous aujourd'hui… Qu'est-ce qui fonde cette répulsion apparemment élémentaire, et qui pourtant ne peut pas s'expliquer par les éléments ? »

Aucun des deux hommes, cependant, n'a le « mauvais » penchant. C'est dire, alors, la qualité de la relation, dont leur correspondance, peut, comme dans cet extrait, témoigner : relation forgée au feu de l'exigence, de la hardiesse et de la probité intellectuelles, mais aussi de la sincérité, de la confiance, du respect et de l'admiration.

Correspondance, de Sigmund Freud et Stefan Zweig

Ces authentiques stoïciens, si fort soucieux de ne jamais se montrer humainement vulgaires, se sont ainsi écrits de 1908 à 1939, régulièrement, leur amitié, comme les plus belles amours, triomphant au fil du temps de l'accumulation de tous ses petits orages...

Roland Jaccard, dans sa préface, souligne qu'un même « courage d'approcher sans peur et sans fausse honte la partie la plus extrême et la plus intime du sentiment..., et d'avancer dans la compréhension de l'inquiétante immensité » avait fait d'eux mieux qu'un maître et un disciple : un vrai père et un vrai fils !

Mais le déploiement des ténèbres fascistes sur l'Europe aura raison jusque dans leur exil de l'éblouissante lumière par eux dégagée, comme de phares monumentaux : ils s'anéantissent en 1939 et 1942, Freud à quatre-vingt-trois ans en Grande-Bretagne, Zweig à soixante et un ans au Brésil : il venait de rappeler qu'on avait « toujours traité (Freud) de pessimiste parce qu'il avait nié le pouvoir de la culture sur les instincts ; (mais) maintenant, il voyait confirmée de la façon la plus terrible son opinion que la barbarie, l'instinct élémentaire de destruction, ne pouvait pas être extirpée de l'âme humaine... ».

■ Correspondance : Stefan Zweig et Sigmun Freud, traduit de l'allemand par Didier Plassard et Gisella Hauer, préface de Roland Jaccard, éditions Rivages/Petite Bibliothèque, 160 pages, 2013, ISBN : 978-2743624583

Quatrième de couverture : A lire la correspondance que les deux hommes échangèrent pendant plus de trente ans, on se dit que Zweig est vraiment le fils que Freud aurait aimé avoir : il apprécie en lui sa "modestie intérieure", tout en étant séduit par l'écrivain, si proche à bien des égards d'Arthur Schnitzler qu'il considérait comme son "frère jumeau".

A Zweig, Freud confie ce brevet de ressemblance : « Votre type est celui de l'observateur, de celui qui écoute et lutte de manière bienveillante et avec tendresse, afin d'avancer dans la compréhension de l'inquiétante immensité. » De son côté, Zweig sera l'un des rares écrivains viennois, le seul peut-être à discerner d'emblée le génie de Freud, à le proclamer et à le situer dans la lignée de Proust, Joyce et Lawrence. « J'appartiens, lui écrit-il, à cette génération d'esprits qui n'est redevable presque à personne autant qu'à vous en matière de connaissance. »

Roland Jaccard

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Les marins sont les ailes par Luis Cernuda

Publié le par Jean-Yves Alt

Poète ouvertement homosexuel, Luis Cernuda reste surtout un des premiers en Espagne, à avoir évoqué son désir et à l'avoir écrit : « Un fleuve, un amour » en 1929 et surtout « Les plaisirs interdits » (1) en 1931 ne laissent aucune place à l'ambiguïté. On retrouve dans sa poésie, de façon récurrente, l'exil, son goût pour la solitude et des garçons trop jeunes dont il fait le cœur de longs poèmes désirables. On y retrouve aussi l'Espagne qu'il ne reverra jamais et dont il parle comme l'on tombe amoureux une fois, sans rémission.

Les marins sont les ailes, les ailes de l'amour,

Ils sont les miroirs de l'amour,

La mer les accompagne,

Et leurs yeux sont si blonds, comme l'est l'amour,

Blond aussi, de même que leurs yeux.

La joie toute vivace qu'ils versent dans les veines

Est blonde aussi

Telle la peau qu'ils laissent voir ;

Ne les laissez pas fuir parce qu'ils sourient

Comme la liberté sourit,

Eclat aveuglant dressé sur la mer.

Si un marin est mer,

Blonde mer amoureuse dont la présence est chant,

Je ne veux pas de la ville faite de rêves gris ;

C'est la mer que je veux pour me noyer,

Navire errant,

Corps errant, pour couler dans sa lumière blonde.

(1) « Les plaisirs interdits », Luis Cernuda, Zoraida Carandell, Presses Sorbonne Nouvelle, 108 pages, 2010, ISBN : 978-2878544701, p. 33

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La femme sandwich (Essai sur la vie des femmes en province), Hugo Marsan

Publié le par Jean-Yves Alt

Cet essai est fascinant par la multiplicité de ses registres. Chronique d'une petite ville. Coupe savante à travers les strates des classes moyennes provinciales. Tissage serré d'itinéraires romanesques féminins. Autobiographie et fiction. Méditation sur le couple, l'érotisme, l'hétérosexualité et l'homosexualité.

Chaque lecteur peut essayer l'entrée qui lui convient pour forcer le secret de « La femme sandwich, essai sur la vie des femmes en province ».

Avec La troisième femme, roman, Hugo Marsan nous emmenait dans les brumes subtiles de Raffec. Un recueil de nouvelles s'intitulait superbement, Saint-Pierre-des-Corps, autre petite ville privilégiée. Avec «La Femme sandwich » nous sommes à Saint-Pierre-de-Sarrec : un hybride des deux lieux précédents ? Chez Hugo Marsan les lieux sont sans doute davantage affectifs et fantasmatiques que géographiques.

Le personnage féminin dominant de La troisième femme se prénommait Hélène – prise entre deux hommes. Revoici une autre Hélène, également centrale, dans « La femme sandwich ». C'est dire qu'il n'est pas de coupure entre le roman et l'essai, tous deux écrits avec une sobriété sensible, tous deux jouant des registres de l'imaginaire et incitant à la réflexion.

La troisième femme donnait à penser sur la possibilité – et l'impossibilité – des relations entre hommes et hommes, hommes et femmes. « La femme sandwich » peut se lire comme l'entrecroisement de mini-romans, ou comme un roman familial, mais se révèle en même temps œuvre de moraliste. Moraliste au sens d'une étude de mœurs, celles de la province contemporaine. Moraliste, mais sans nul moralisme : comment hommes et femmes parviennent-ils à s'aimer et vivre ensemble, à se séparer et se retrouver, à faire ou non des enfants, à travers et au-delà de la différence des sexes ? « La femme sandwich » met en scène des couples traditionnels, dans la fidélité comme dans l'adultère, mais aussi des mères célibataires et des couples homosexuels.

La femme sandwich (Essai sur la vie des femmes en province), Hugo Marsan

Hélène est le « modèle » de cette femme provinciale, prise en sandwich entre sa mère et sa fille, son mari et son amant. Sa mère lui a transmis des conceptions de vie que sa propre fille reproduira : comment Hélène pourrait-elle échapper, sinon par le whisky ou quelque escapade à Paris ? Son mari et son amant lui font l'amour aussi médiocrement. « Fille docile, mère parfaite : ils la transformaient en femme sandwich. » Certes, elle a de l'argent, sa voiture, une relative indépendance, une indéniable intelligence. Mais « la petite ville avait pensé pour elle » et Hélène ne saurait s'autoriser à s'inventer un autre modèle d'existence. Sa sœur, pourtant, montée à Paris, mène une belle carrière de journaliste. Mais à quel prix de solitude ? Hélène, au bout du compte, préfère son cocon sarrecquois. Le lundi, rituellement, elle rencontre son amant ce qui la console de la « limpidité insipide » des dimanches. Dimanches en famille, bien sûr, dont Hélène ne saurait se passer.

Si la morale est en apparence plus lâche, la structure familiale demeure préservée. Même si l'on divorce – vers la quarantaine – l'on se remarie : chassés-croisés officialisés, précédés parfois par ceux de la partouze. Car cette province n'est nullement pudibonde.

Chacun, à Saint-Pierre-de-Sarrec, sait qu'ont lieu « derrière le stade » les rencontres homosexuelles. Mais si l'on trouve un couple de lesbiennes, à peu près libéré, il ne saurait en être de même pour les couples masculins. Au bout du compte les amours furtives d'Hélène sont-elles si différentes des passagères amours homosexuelles ?

De la cinquantaine de femmes qu'Hugo Marsan a interviewées et « croisées » avec celles qu'il appelle les femmes de sa vie – mère, sœur, nièce, amies –, il a extrait non une femme-robot mais une femme vivante à laquelle il a donné chair, mémoire, désirs et secrets. L'Hélène « recréée » est plus vraie, plus réelle qu'une Hélène « objectivée ». Autour d'elle, des femmes pour la plupart au foyer ou aux emplois modestes : la province limite davantage la promotion professionnelle des femmes, parce qu'elles sont moins insérées que les hommes dans les instances de décision. Aussi perçoivent-elles mieux et révèlent-elles avec subtilité les droits coutumiers, les codes non-dits et les cérémonials obscurs des classes moyennes provinciales. Modestes ces femmes, mais non sans pouvoir : elles possèdent une parole. Encore faut-il entendre leurs silences, et leur violence.

C'est ici également que surgit la toute-puissance, aussi douce que souveraine, de la mère. Figure d'enracinement, même à distance. Il est nécessaire qu'elle demeure en province, dans le registre de la réalité comme dans le domaine du symbolique, pour que la vie à Paris, et sans doute l'écriture, soient possibles.

Hugo Marsan démontre dans cet essai que la fiction recèle des vérités essentielles que loupe l'enquête sociologique classique : grâce à l'acuité du romancier, une sociologie sensible, révélatrice des structures officielles et officieuses, des mouvances et des zones d'ombre de la société est mise à jour.

■ La femme sandwich (Essai sur la vie des femmes en province), Hugo Marsan, Editions Acropole, 211 pages, 1987, ISBN : 978-2735700615


Lire un extrait


Du même auteur : Monsieur désire - Le balcon d'Angelo - La troisième femme - Le labyrinthe au coucher du soleil - Véréna et les hommes - Saint-Pierre-des-Corps - Les absents - La femme sandwich

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Mademoiselle Giraud, ma femme, Adolphe Belot (1870)

Publié le par Jean-Yves Alt

Ce roman fut un succès de nos arrière-arrière-grands-parents, véritables perles fanées avec pourtant encore du charme.

Adolphe Belot, feuilletoniste de la IIIe République, se fit une réputation d'auteur leste et polisson, qu'amorça ce roman, bien désuet aujourd'hui en regard de nos mœurs. Il traite en effet de l'homosexualité féminine en 1870 !

L'histoire en est fort simple : un homme se marie avec une jeune fille dont il est follement amoureux mais la jeune femme se refuse à lui après les épousailles. Il croit dans un premier temps qu'elle a un amant. Il la surveille. Il la voit souvent rendre visite chez une amie. Il ne comprend pas pourquoi elle se refuse à lui car il n'imagine pas qu'une femme puisse être lesbienne. Quand il admet la réalité, il est épouvanté…

« Je reviens à la prose pour ne plus la quitter ; ce qu’il me reste vous dire, ou plutôt à vous laisser deviner, ne mérite pas qu’on se mette en frais de style. En face de certaines infamies, il n’est pas permis de se taire ; on doit élever la voix pour les condamner. L’indifférence, le dédain, le silence, les encouragent ; l’ombre, les ténèbres qui les environnent leur font espérer l’impunité ; elles s’étendent, elles grandissent, elles prospèrent, elles portent la honte, le déshonneur autour d’elles. Il faut les combattre à outrance, sans craindre de blesser des oreilles délicates, d’éveiller des idées dangereuses.

C’est en ayant de ridicules pudeurs, en ménageant les vices, en négligeant de les flétrir, qu’ils arrivent parfois, à la longue, à passer pour des vertus. Si vous n’osez pas dire à ce bossu : « Tu as une bosse », à ce nain : « Tu es difforme », ce nain et ce bossu vont se croire de beaux hommes. Que de sociétés se sont perdues parce qu’il ne s’est pas trouvé d’hommes assez forts ou assez autorisés pour leur crier : « Prenez garde ! un nouveau vice vient d’éclore, une nouvelle lèpre nous envahit ! » N’étant pas prévenues, elles n’ont pu se défendre, le vice a grandi, la lèpre s’est étendue et a fait de tels ravages, que chacun étant devenu vicieux ou lépreux ne s’est plus aperçu du vice ou de la lèpre de son voisin. »

Malgré les précédents de Balzac, Gautier ou Baudelaire le sujet était à l'époque assez délicat pour qu'Emile Zola (qui n'était pas encore l'auteur de Nana) le couronne d'une préface vertueuse et scandaleuse qu'il signa Thérèse Raquin. (lire ci-dessous)

L'histoire, ampoulée et larmoyante à souhait, est aujourd'hui d'un kitsch auquel il est bien difficile de résister.

Mademoiselle Giraud, ma femme, Adolphe Belot, préface de Thérèse Raquin [Emile Zola], Paris, Librairie Dentu, 1870

Mademoiselle Giraud, ma femme, Adolphe Belot (1870)

Préface de Thérèse Raquin [Emile Zola]

M. Adolphe Belot vient de publier un livre : Mademoiselle Giraud, ma femme, qui a réussi à forcer l’attention du public, par ces jours d’émotion politique. Ce roman s’est vendu à trente mille exemplaires, paraît-il. Depuis plus d’un an, c’est le seul volume qui ait arraché une foule de lecteurs à ce flot montant de journaux qui menacent de tuer la librairie.

Un pareil phénomène est bon à étudier. Je viens de lire l’œuvre de M. Belot et je connais maintenant les causes de son succès. La foule a cru trouver la pâture à ses curiosités malsaines. Ce qu’elle cherche dans les indiscrétions d’alcôves de certaines feuilles, elle l’a arraché dans le livre grave et vengeur du romancier. Et, pendant qu’elle dévorait ces pages si saines et si fortes qu’elle tentait vainement de salir par ses appétits de scandale, elle allait déclarer tout haut que cette œuvre était une honte, feignant de ne pouvoir même en prononcer le titre devant les femmes, accusant presque l’auteur d’avoir spéculé sur les goûts honteux de l’époque.

J’aime les déclarations nettes. La vérité vraie est que, tout en faisant un succès à l’auteur, beaucoup de personnes ont prononcé le gros mot d’immoralité, si vide de sens en matière littéraire. Maintenant, quand le public daigne lire une de nos œuvres, il semble nous dire : « Nous vous lisons, mais c’est parce que vous êtes profondément obscènes et que nous aimons les récits épicés ». Bientôt le succès deviendra un crime, une prévention d’attentat à la pudeur publique ; on ne pourra même plus vendre un livre à deux mille exemplaires sans qu’on se demande quelles descriptions hasardées l’écrivain a bien pu mettre dans son roman pour que deux mille personnes aient consenti à l’acheter.

Je me suis donné la tâche, après avoir lu Mademoiselle Giraud, de faire absoudre M. Belot de son succès. Il faut bien que quelqu’un dise au public : « Eh ! ne baissez pas la voix, parlons tout haut de cette œuvre dont vous voulez faire une de ces œuvres que vos femmes et vos filles cachent sous l’oreiller. Puisqu’on guillotine encore en plein jour, on peut bien marquer publiquement certains vices d’un fer rouge. Ne voyez-vous pas que vous faites méchamment et sottement un spéculateur éhonté d’un moraliste qui a mis avec un grand courage le doigt sur une des plaies de l’éducation des jeunes filles dans les couvents ? »

Je sais bien qu’il est de bon ton de cacher le vice pour permettre à la vertu de vivre sans rougir. On fait vraiment la vertu d’une constitution trop faible. C’est bien parce qu’elle est la vertu qu’elle peut tout entendre.

D’ailleurs, pas d’hypocrisie, n’est-ce pas ? On est très savant aujourd’hui. On se contente de se confier tout bas ce qu’on défend aux moralistes de flétrir tout haut. M. Belot n’a rien appris à personne, n’a troublé aucune innocence, en racontant la liaison monstrueuse de deux anciennes amies de couvent. Cette histoire-là court notre société gâtée jusqu’aux moelles. Le crime de l’auteur est simplement d’avoir troublé la quiétude des gens qui préféraient se raconter l’histoire en question entre deux portes, à la voir circuler librement avec toutes ses conséquences vengeresses. Et, comme pour le punir d’arracher le voile, on cherche à lui faire expier son audace en lui prêtant toutes les intentions de scandale que l’on met dans son livre.

Eh bien ! non, vous n’avez pas compris. M. Belot n’est pas digne du succès que vous lui avez fait. Cessez de cacher son livre et mettez-le sur toutes vos tables, comme nos pères y mettaient les verges dont ils fouettaient leurs enfants. Et, si vous avez des filles, que votre femme lise ce livre avant de se séparer de ces chères créatures et de les envoyer au couvent.

Le drame est d’une simplicité terrible. J’oserai le raconter.

Un jeune homme, Adrien de C…, s’éprend de Paule Giraud, une grande fille brune, qui lui livre sa main avec un étrange sourire. Paule a pour amie Berthe de B… qu’elle a connue au couvent, et avec laquelle elle entretient des rapports assidus. Cette Berthe, une blonde aux yeux gris, aux lèvres rouges, a fait autrefois un mariage d’inclination, si l’on en croit les bruits du monde ; puis son mari l’a quitté, on n’a jamais su pourquoi, tout le monde a donné tort à ce mari qui a dédaigné de se défendre. Aussi, quand elle apprend qu’Adrien veut épouser son amie, Mme de B… cherche-t-elle à la détourner de ce mariage avec une insistance et certains regards qui devraient donner à réfléchir au jeune homme.

Le mariage se fait, et Adrien ne peut arriver à le consommer. Elle entend rester vierge. Elle décourage les tendresses de son mari, elle n’a à lui donner qu’une amitié de sœur. Alors Adrien croit que Paule la trompe. Il l’épie, il la suit ; et, quand il l’a vue entrer furtivement dans une maison inconnue, quand il pense la surprendre dans les bras d’un amant, il la trouve en compagnie de Mme de B…, qu’il lui avait défendu de voir. Rien ne l’éclaire, l’attitude de ces deux femmes le trouve aveugle. Vaincu dans la lutte qu’il soutient, il part, éperdu, sans pouvoir deviner quelle fatalité pèse sur lui. Pour pénétrer au fond de cette infamie, il faut qu’il rencontre à Nice le mari de Berthe, cet homme qui a fui sa femme et qui a accepté la condamnation du monde. L’orgie antique a passé par-là, la lèpre de Lesbos a gagné nos épouses. Adrien, épouvanté, rêve d’arracher Paule à ces hontes. Il décide M. de B…, à rentrer en France, à emmener sa femme d’un côté, pendant qu’il entraînera la sienne d’un autre. Mais Berthe ne lâche pas sa proie, elle rejoint sa compagne, et quand Adrien, plus tard, est appelé auprès de Paule, il la trouve mourante, d’une terrible maladie ; il ne peut plus que la venger en aidant le ciel à noyer Berthe, la fille aux yeux d’or que Balzac a entrevue dans un cauchemar.

Telle est l’œuvre. C’est une satire de Juvénal. Seulement, M. Belot est d’une chasteté extrême d’expressions. Il n’a point les verdeurs d’un poète. Il a le ton froid et clair du juge qui descend dans les monstruosités humaines et qui applique en honnête homme les éternelles lois du châtiment. Tout le monde peut le lire. C’est le procès-verbal d’un crime, c’est une audience de Cour d’assises, pendant laquelle toute la fange de notre société est étalée avec une telle sévérité de parole que personne ne songe à rougir.

Et la morale du livre est aveuglante. Lorsqu’Adrien tente le salut, la rédemption de Paule, elle lui dit avec des larmes dans la voix : « C’est le couvent qui m’a perdu, c’est cette vie commune avec des compagnes de mon âge. Dites aux mères de garder leurs enfants auprès d’elles et de ne pas le mettre à l’apprentissage du vice ».

Maintenant, que le public fasse à l’œuvre de Belot, le succès qu’il lui plaira. Elle est pour moi, un acte d’honneur et de courage.

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